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Nuri Bilge Ceylan sonde les âmes dans la nuit

Jean-Luc Douin, Le Monde, 22 mai 2011

Le premier plan est celui d’une vitre sale, filmée du dehors, derrière laquelle devisent des adultes. Dans le dernier, un homme observe un petit garçon de l’intérieur d’un hôpital. Que s’est-il passé entre ces deux images, montées comme l’entrée et la sortie d’un tunnel, prologue funeste et final d’espoir ? Le déroulement de l’un des grands films de ce Festival de Cannes, 2 h 37 magistrales, au cours desquelles ce poète ténébreux qu’est le Turc Nuri Bilge Ceylan illustre ce que veut dire faire du cinéma : sonder la faiblesse des hommes et leurs désirs, évoquer ce qui transparaît d’âme dans leurs silences et ce que leurs obsessions traduisent de soucis quotidiens, communiquer des sensations, coller au temps qui passe, brouiller les notions de documentaire et de fiction.

Il était une fois en Anatolie nous raconte une histoire, avec la densité romanesque d’un Dostoïevski, sa dextérité à mêler les styles (réaliste, tragique, bouffon) et à nourrir l’intrigue de digressions.

Par la plausibilité des faits qu’elle dépeint, le rythme avec lequel elle les égrène, la précision tour à tour juridique et chirurgicale qui y est observée, cette histoire colle si précisément au réel que l’on pourrait la comparer avec la manière dont un Raymond Depardon ou un Fred Wiseman enregistrent faits divers, travaux de police ou audiences de tribunal. La façon dont s’y écoulent les heures rappelle le chemin de croix infernal du moribond ballotté dans l’enfer des urgences médicales de La Mort de Dante Lazarescu, du Roumain Cristi Piu (2006).

Mais il y a d’abord le climat chez Ceylan, l’atmosphère, cette façon de nous plonger dans la nuit, avec aboiement de chien lointain, bruits d’orage, lumières de phares d’automobile. Ce Simenon turc sait mieux que personne nous faire entendre le vent, le moteur d’une voiture à l’arrêt, le bruissement d’aile d’un insecte dans l’obscurité, le crissement d’un feu de bois. Ou filmer un visage, au plus près de la peau, avec ses gouttes de sueur, ses taches cutanées, une éclaboussure de sang.

Trois voitures sillonnent, la nuit, une route sinueuse, à la recherche d’une scène de crime. Un commissaire, un procureur, un médecin et quelques flics parcourent la campagne en compagnie de deux suspects menottés qu’ils supplient de retrouver l’endroit où ils ont enterré un assassiné.

Cette enquête, poussive et obscure, est interrompue par une pause repas dans un village, récréation triviale en ce qu’elle nous ramène aux calculs politiques du maire, à la gourmandise des corps, à des perceptions d’odeurs, fumet d’agneau, yaourt de buffle ou décomposition de cadavres.

L’un philosophe, un autre doute, un troisième rabâche ses tourments, quand ce groupe menacé d’assoupissement est ébloui, lors d’une coupure de courant, par l’arrivée d’une jeune fille apportant la lumière d’une lampe et quelques verres de thé. Vision grandiose, digne de La Tour ou de Vermeer.

A l’aube, une fois la scène de crime repérée et la victime déterrée, c’est la comédie du rapport d’investigation qui commence, à l’heure où l’épuisement des protagonistes libère colère, fatuité, grotesque. Le procureur se prend pour Clark Gable. On se demande, après avoir libéré la victime de la corde avec laquelle elle avait été enterrée pieds et poings liés, s’il ne faut pas la religoter afin de pouvoir la faire entrer dans un coffre de voiture trop exigu. Puis seront exécutées les procédures de reconnaissance du corps par la veuve, la cérémonie d’autopsie par un légiste, qui en profite pour râler contre l’usure de ses instruments coupants.

On l’a compris, la pourriture plane sur ce film à l’affût des mesquineries des douleurs privées, des mascarades publiques. Il était une fois en Anatolie cerne des personnages trop sûrs d’eux ou en proie au doute. On y suggère l’incompréhension dont les hommes font preuve à l’égard d’une femme trompée, on y montre l’impatience d’un fonctionnaire devant la douleur impassible d’une jeune veuve. Le gamin qu’un deuil a frappé et qui vient d’envoyer une pierre sur le visage de l’assassin de son père tape dans un ballon sur le chemin de sa maison. Cette rassurante image est toutefois accompagnée du bruit des viscères fouillées par l’insensible légiste.