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Les Climats de Nuri Bilge Ceylan
Le quatrième long métrage de Nuri Bilge Ceylan radicalise de manière inédite les changements amenés par la vidéo HD. Il le refait en construisant tout le film sur e rapport entre le proche et le lointain. Uzak — « lointain » en turc -juxtaposait déjà deux espaces irréconciliables, l'appartement stanbouliote maniaquement rangé d'un photographe (déjà) antipathique (déjà) joué par Ceylan, et le paysage ouvert des eaux du détroit, en plan général, ciel immense et neige à perte de vue. Dans Les Climats, chronique d'une rupture qui n'en finit pas de finir, la HD travaille contre le protagoniste. D'un côté un homme coupé de ses propres sentiments ; de l'autre une image et un son d'une immédiateté insoutenables, hautement résolus à ne pas épouser les brumes affectives de l'intermittent du cœur. Mais il se peut que la HD soit une complice secrète des tue-1'amour. L'autonomie des figures qu'elle surdessine fait d'amants chevauchant le même scooter deux eut ouf juxtaposés, figures découpées sur un « fond » qui ne semble plus d'un même tenant. Dès les premiers plans, la distance entre Isa (Nuri Bilge Ceylan) et Bahar (Ebru Ceylan, sa femme) s'inscrit dans l'image par un paradoxe : la proximité inouïe, malaisante, de la jeune femme appuyée contre le pilier d'un temple antique. On se prend à dénombrer à l'œil nu gouttelettes de sueur, taches de rousseur, pores, cheveux. En vacances avec son amant photographe, Bahar attend, sans ennui dit-elle, que celui-ci achève de mitrailler les restes archéologiques. Œil sur le viseur, Isa manquera tout revirement dans les yeux de sa belle, comme il manque ses sanglots discrets, cet après-midi-ci dans les ruines. Pendant qu'il fait les réglages pour ses derniers clichés, Bahar s'éloigne au fond du champ, out of focus. Tant de netteté n'aura servi à rien. C'est le pari des Climats, soutenu par un travail splendide de correction des couleurs : que l'hyperacuïté de l'image et du son rende plus cruellement encore que chez Antonioni la béance des états. Comment creuser l'interstice, la distance entre elle et lui alors qu'aujourd'hui, « entre les choses il n'y a plus rien, plus d'air, plus de lumière, plus d'espace » (« La HD, après l'aura », Cahiers n° 617) ? Un couple parfait ménageait de multiples chausse-trappes dans l'aplat sous-exposé. Ceylan et son chef-op Gôkhan Tiryaki poussent au contraire la netteté hyperréelle de la HD. La tête de Bahar allongée prend des proportions de paysage, remodèle l'espace par simple renversement latéral. Plus la jeune femme est collée à Isa sur la plage ou dans une chambre d'hôtel, plus l'effet blow up noie les contours dans une présence informe, monstrueuse, où son cauchemar à elle rencontre sa phobie à lui. Isa ne voit-il que sur photo ? N'habite-t-il que le lointain, lui qui dort la tête dans un tiroir et se plaint de douleurs au cou, corps et tête désarticulés ? Qu'à cela ne tienne, le montage lui joue le même tour que la HD, lui envoyant en pleine figure un jump eut lorsqu'il répète son discours de rupture sur la plage, pendant que Bahar se baigne. « Tu sais, je crois que nous deux... » Bahar est soudain assise sur le sable auprès de lui, abasourdie. L'acte a court-circuité la simulation, transformé en fait ce qui n'était que tâtement de terrain. Une fois célibataire, Isa n'en continuera pas moins d'essayer des costumes amoureux, notamment celui de bête de sexe, dans le plan séquence baptisé depuis Cannes « pseudo-viol à la noisette ». Remarquant que Serap, son ex aux chaussures pointues, vient de lui servir en amuse-gueule une noisette « pourrie », Isa n'a de cesse, se jetant sur elle, de lui fourrer dans la bouche cette petite graine, curseur fou de son machisme égotiste. Les corps violemment abouchés se rapprochent de l'objectif jusqu'au fondu au noir, mais c'est la machine à coudre de la mère d'Isa qui ouvre le plan suivant, reprisant le pantalon déchiré dans l'effort. «Quand est-ce que tu vas t'installer, avoir des enfants?» Tout craquage, si béant soit-il, se voit aussitôt recousu, tout désir, scellé. Voilà ce qui arrive au scénario du remariage quand la HD, scalpel dont la netteté remplit les offices mécaniques du burlesque, vient en geler les rouages. A ce point de gel sentimental, autant étendre la glaciation au décor ; Ceylan aiguille donc Les Climats vers la neige, à l'est de la Turquie. Parti pour se payer une semaine clés en main seul au soleil, Isa bifurque vers un espace d'indécision, traquant Bahar sous la neige turque où elle est partie travailler sur une fiction télé. Moins métaphore que relais de l'affect, la neige prend en charge les sentiments insentis ; grâce au rendu de la HD, elle s'offre en matière idéalement malléable, sensible et réactive, crissant au moindre effleurement. Mais elle décuple la froideur d'Isa : aussi rouge de froid qu'il était luisant de sueur, seul l'épiderme de Bahar vit dans ce nouveau décor. Isa n'embrasse la neige qu'en de larges panoramiques pris de sommets, fend un troupeau de moutons dans son anorak waterproof, confine son lyrisme sec à un squelette de boîte à musique égrenant une Lettre a Elise éden-tée. Alors seulement, sur le fond blanc qui n'a plus rien à voir avec la fantomatique vidéo, l'ancienne moire d'avant la HU, figure et fond peuvent s'inverser. Ce n'est plus Isa qui, comme dans les ruines du temple, contrôle à distance Bahar d'un déclic de son appareil, mais Bahar qui, sur le tournage de son feuilleton, aperçoit l'avion d'Isa reparti dans le ciel, insecte minuscule relié par sa traîne blanche à la neige environnante. Le final des Climats est un plan pensif, mais au sens du roman courtois ; Perceval le Gallois, tombé en arrêt devant trois gouttes de sang sur la neige, s'initiait à l'amour et s'extirpait du renfermement sur lui-même : « II panse tant que toz s'oblie. »« Rain and tears /Are the same », chantait quelques lustres plus tard Demis Roussos chez Hou Hsiao-hsien, avant que Resnais ne vienne entériner l'ère glacière en saupoudrant la bnf. Dans la grammaire de la déliaison à laquelle Les Climats ajoute un chapitre, seule Bahar est capable de relier la traîne et la neige, de substituer au lien perdu une homologie cosmique. Et d'entendre, enfin : «Coupez!»
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