|
Nuri Bilge Ceylan Après la découverte de Nuages de mai, son deuxième long métrage, et l'éclatante confirmation d'Uzak, nous attendions beaucoup des Climats, qui fut assurément l'un des événements les plus importants du dernier festival de Cannes. Négligé par le palmarès, mais très justement récompensé du prix de la Critique internationale, il s'agit d'une œuvre majeure qui approfondit et renouvelle en même temps le parcours du cinéaste turc : choisissant de parler des relations de couple, sujet peut-être plus « porteur » que ses opus précédents, Nuri Bilge Ceylan inteprète lui-même, avec son épouse, un film d'une grande beauté formelle sous son apparente simplicité. Son talent de composition visuelle (exacerbé par l'emploi de la HD numérique) s'allie à un sens de l'humour grinçant, proche de l'absurde, pour nous parler de la solitude et du besoin de l'autre, à travers la micro-observation des gestes quotidiens. Et c'est magistral.
Dans Les Climats, Nuri Bilge Ceylan met en œuvre une anecdote plus prudente que dans ses œuvres précédentes : un couple se sépare et ne parvient pas à se réconcilier parce que les souhaits de l'un ne coïncident jamais avec les vœux de l'autre, qui ne leur ressemblent qu'à un autre moment, et parce que le désir est imprévisible et impitoyable. Voilà qui fait songer à Antonioni, comme le notait à Cannes Michel Ciment (n° 545-546). L'intrigue sentimentale ne s'appuie d'ailleurs que sur quelques phrases, des larmes, un mensonge, laissant vacants de longs moments de la représentation, comme chez le cinéaste italien. La séquence initiale résume même l'aventure de façon fort peu sibylline : le regard de Bahar cherche celui d'Isa, mais à peine leurs yeux se sont-ils rencontrés qu'ils se perdent de nouveau, soumis à l'attrait d'autre chose ; les pleurs de k jeune femme n'expriment alors qu'un émoi indicible, dont elle ne saurait préciser la teneur. Conforme à une acception exigeante du sublime, ce passage met de plus en cause l'empire que les rapports entre les regards exercent sur l'ajustement du contrechamp avec le champ : les directions visées par les personnages dévient du raccord ; ainsi toute réciprocité leur est-elle refusée. Comme à l'ordinaire, Ceylan insère dans l'argument une fable brève qui l'éclairé. Isa demande au chauffeur de taxi qui l'y a conduit de poser devant un monument. La photo prise, le modèle demande poliment qu'on lui en envoie un exemplaire. Naturellement, Isa accepte. Mais, dès qu'il se retrouve seul, il froisse et jette la feuille de papier où se trouvait l'indispensable adresse. C'est répéter que la réciprocité n'est pas une donnée des relations humaines : quoi qu'on ait requis et obtenu d'autrui, cela n'entraîne aucune dette. Il faudrait sans doute préciser dans un commentaire historique et politique, parler de l'exception que constitue en Turquie un intellectuel qui pense, aime et travaille en marge des cadres institutionnels, comme tous les héros de l'auteur ; le contraste entre Isa et son collègue de bureau accuse l'isolement social du premier ; la visite qu'il rend à ses parents manifeste aussi sa différence ; pour lui, la liaison amoureuse n'engage ni établissement ni famille. On pourrait de plus insister sur le rôle que jouent dans les films de Ceylan le cinéma et la photographie, mais aussi l'entreprise inachevée (ici, c'est une thèse), comme témoignages d'une absence d'emprise. Le détachement du solitaire ne résulte pas de sa seule volonté ; l'éloignement qui le sépare du monde, lui, est réciproque ; la mélancolie tient à un malaise général, cosmologique, qui se traduit dans la canicule, les orages, l'enneigement. Fatigué, Isa dépose sa tête dans un tiroir. C'est son habitude. Ne rien voir de l'entourage banal, tandis que c'est l'affaire de Bahar de constituer le lieu en décor, puisqu'elle exerce à la télévision le métier de directeur artistique. Lui voit les colonnes hellénistiques s'élever jusqu'au ciel, néglige le paysage quand elle conduit, guette une autre femme. Le tiroir exagère l'encadrement où il se retire, mais évoque aussi la vanité du gros plan : autour du cadre, on voit beaucoup d'autres choses. Dans son usage habituel, le gros plan borne le visible à une figure humaine. C'est ce que contestent inlassablement Les Climats. Devant ce visage ou par-derrière lui, surgit ou revient une autre face ou un reflet ou encore la nuque de quelqu'un dont nous percevions seulement l'image dans le miroir. Une main, une cigarette qui grésille émergent à gauche ou à droite. Au fond, au-delà de la vitre de l'autocar réapparaît la tête d'Isa, qui vient de quitter Bahar que l'objectif continue de cadrer de fort près, et cette séquence trouve son écho dans la vitrine embuée et la brume lors de leurs retrouvailles. Devenu perméable, le gros plan ne laisse pas à l'émotion de lieu qui lui soit propre. Au surplus, des expressions contraires se succèdent sur les physionomies, sans que rien l'explique : Ebru Ceylan excelle en ces métamorphoses qui dénudent l'être. Cette perte de tout refuge se traduit aussi dans la scène éprouvante et burlesque où Isa tente de reconquérir Bahar : il multiplie les serments contradictoires de « j'ai changé » à « je changerai » ou « je peux te rendre heureuse », mais une multitude de portières indiscrètes livre le monospace où le couple cherche le secret à d'incessantes intrusions. Pas plus que le resserrement de la visée le cadrage fixe dans un abri ne permet la moindre intimité. C'est aussi affaire de distances. Elles ne respectent plus la mesure. Préparant sa tirade de rupture, Isa s'avise tout à coup que Bahar, à laquelle ce discours s'adresse, est déjà si près de lui quelle l'entend ! Serap ouvre la porte pour voir si Isa continue à l'épier depuis le trottoir d'en face, il est déjà sur le seuil. Si le synopsis repose sur le fait que le garçon ne peut vivre ni avec la fille ni sans elle, la mise en scène, en usant d'une merveilleuse diversité de moyens, montre que personne n'est jamais ni avec autrui ni hors de sa portée. Car toutes ces intrusions sont éphémères. Les événements les plus significatifs exigent donc autant de violence que d'ambiguïté. Eclats sans contrôle où les passions se mettent en scène. Le cauchemar de Bahar paraît plus réel que l'approche véritable d'Isa qui arrive près d'elle en fantôme grisâtre et amaigri. L'élan du retour à moto s'interrompt brusquement lorsque la jeune femme masque les yeux du pilote. Le viol de Serap n'entraîne aucune protestation de la jeune femme et semble gouverné par le parcours d'une noisette (ou d'une pistache ou d'une cacahuète ou don ne sait quoi), mais à la fin il y en a deux. Une part de jeu, cruel, insensé, une part consentie à la fiction et au caprice s'impose dans ces éruptions du moi et les rend possibles. Car le rêve commence dans l'amusement pour finir dans la panique : est-il voluptueux ou prémonitoire ? Est-ce un suicide amoureux que Bahar souhaite ou une brisure ? En tout cas, son geste sur la moto conserve une gratuité enfantine. Quant au manège erotique entre Serap et Isa, qui déterminera ce qu'il comporte de consentement, et de la part de qui ? La brutalité y sert d'alibi à l'un comme à l'autre, et de piment aphrodisiaque, genre je n'ai pas pu résister. Rien de tout cela ne va sans quelque mauvaise foi. Mais ainsi vont les climats : impérieux, ils recèlent pourtant leur composition. Sur un plateau de télévision, l'actrice pleure et pleure Bahar, tandis que passe dans un ciel de neige l'avion qui emporte Isa vers Istanbul. C'est l'épilogue. La figure de style, presque précieuse, suggère un accord définitif et exclusif entre l'œuvre filmique et les personnes dont elle recueille l'émotion. La fréquence du nom de Ceylan au générique, l'homonymie des acteurs et de plusieurs personnages, si elles insistent sur le caractère personnel de l'œuvre, témoignent de sa vocation lyrique. La gravité de la confidence tient à ce qu'elle ne peut s'esquisser, dirait-on, que dans le secret de l'art. Bien loin de tout esthétisme gratuit, Les Climats proposent au regard des êtres qui, faute d'espace sentimental, ne peuvent vivre pleinement qu'à l'écran.
|