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Nuri Bilge Ceylan

Après la découverte de Nuages de mai, son deuxième long métrage, et l'éclatante confirmation d'Uzak, nous attendions beaucoup des Climats, qui fut assurément l'un des événements les plus importants du dernier festival de Cannes. Négligé par le palmarès, mais très justement récompensé du prix de la Critique internationale, il s'agit d'une œuvre majeure qui approfondit et renouvelle en même temps le parcours du cinéaste turc : choisissant de parler des relations de couple, sujet peut-être plus « porteur » que ses opus précédents, Nuri Bilge Ceylan inteprète lui-même, avec son épouse, un film d'une grande beauté formelle sous son apparente simplicité. Son talent de composition visuelle (exacerbé par l'emploi de la HD numérique) s'allie à un sens de l'humour grinçant, proche de l'absurde, pour nous parler de la solitude et du besoin de l'autre, à travers la micro-observation des gestes quotidiens. Et c'est magistral.

 



Entretien avec Nuri Bilge Ceylan

J'ai quasiment honte du superflu*

Michel Ciment et Yann Tobin, Positif, Janvier 2007

Propos recueillis à Cannes en mai 2006.

Michel Ciment et Yann Tobin : Commençons par le titre Les Climats. Quand vous allez mettre en scène un film, avez-vous déjà Vidée du titre?

Nuri Bilge Ceylan : Pas vraiment. Mais là, pour la première fois, et parce que nous sollicitions l'aide d'Eurimages,j'ai dû trouver un titre, et même présenter un scénario plus précis que d'habitude. J'ai trouvé le titre en cinq minutes et je me suis dit que j'y reviendrais plus tard. Mais je me suis rendu compte ensuite que je l'aimais bien et que je ne pouvais en trouver de meilleur. En fait, il vient d'un roman d'André Maurois, Climats, que, de plus, j'aime aussi.

C'est un titre qui convient non seulement au sujet du film, mais au photographe que vous êtes par ailleurs.

Il est vrai que l'atmosphère qui m'entoure, mais aussi la nature, c'est très important pour moi. Et c'est, je crois, donner au film une dimension cosmique que de lier les per­sonnages aux paysages et aux saisons. Dès le départ, en effet, j'ai pensé aux saisons pour accompagner la désintégration du couple. D'habitude, l'été est associé à des sentiments positifs, et j'ai voulu renverser cette percep­tion cliché. Évidemment, l'automne et l'hiver sont encore pires dans mon film !

Pourquoi ny a-t-il pas de printemps ?

Probablement parce que nous n'avons pas eu le temps !

Le tournage a donc dû être assez long s'il fallait attendre le passage des saisons.

En fait, au début, je n'avais de scénario que pour l'été, et qu'une ébauche pour la suite. Quand j'ai eu terminé de tourner la première saison, il me restait assez de matériel pour deux heures de film. J'ai alors repensé aux séquences en automne et en hiver et j'ai écrit un scénario plus resserré. J'avais du temps car il me fallait attendre l'arrivée des saisons.

Chaque saison correspond à un lieu : Tété se déroule à Kas, l'automne à Istanbul, et l'hiver dans la montagne.

Il y a des raisons pratiques à cela. En général, les couples passent leur été dans le Sud, et je voulais des vacances classiques de ce genre, la plage, le soleil, la baignade, etc. Le choix de Kas s'imposait donc. Pour l'hiver, l'Est appor­tait quelque chose de plus. C'est une partie de la Turquie plus lointaine et plus isolée. Quand Isa apprend que Bahar s'est réfugiée dans l'Est, il éprouve davantage de pitié pour elle. Il n'arrive pas à imaginer ce quelle peut bien faire dans un lieu aussi éloigné de tout. Ces changements de climat m'attiraient aussi d'un point de vue visuel. Par exemple, j'aime beaucoup les tableaux de Caspar David Friedrich avec leurs personnages perdus dans les paysages au bord de la mer.

Quand vous écriviez lescénario,pensiez-vous déjà que vous joueriez le rôle principal ?

Oui, et cela m'a bien aidé. Si on sait qui interprétera un personnage, on peut plus facilement inventer des détails. Dès le pre­mier jour, et pour les mêmes raisons, je savais que ma femme Ebru interpréterait l'autre protagoniste. En préparant Uzak, j'avais fait des essais avec elle, et j'avais bien aimé les résultats. Ils étaient peut-être même meilleurs que ce que nous faisons dans Les Climats ! J étais donc quasiment sûr que nous serions ensemble devant la caméra. Et, quand je dirige mes comédiennes, je leur parle pendant les prises, avant de tout postsynchroniser ensuite. Comme je jouais dans ce film, je ne pouvais plus le faire, et d'avoir mon épouse qui me connaît et que je connais très bien en face de moi me facilitait la tâche pour la diriger. Travailler avec elle s'est révélé très facile, et pour ce qui est de son interprétation, le résultat est excellent. Elle avait déjà joué dans mes films, mais pour de petits rôles. Elle est aussi elle-même réalisatrice, et l'un de ses courts métrages était en compétition à Cannes en 1998. Je n'ai pas eu grand-chose à lui dire sur la nature de son personnage, car elle m'a beaucoup aidé pour l'écriture du scénario et elle savait tout.

Vous avez donné à Nazan Kirilmis, quijouait dans vos autres films, k rôle de l'ex-petite amie, la tentatrice, assez semblable à son personnage d'Uzak.

Sa façon de marcher et de regarder, et sur­tout son visage, me paraissent convenir à son personnage. Je voulais qu'il soit plus âgé que celui de l'épouse. Je n'avais retenu que trois comédiens pour ce rôle - alors que parfois je peux auditionner des centaines d'interprêtes, en particulier pour les personnages d'enfants -, mais c'est elle que j'ai choisie car, pour ce film, je ne voulais pas meloigner de la famille. Peut-être était-ce parce que jetais gêné d'interpréter le rôle principal et que je ne souhaitais pas que quelqu'un d'extérieur
me voie!

On dit que pour un comédien rire est plus dif­ficile que pleurer.

Je ne sais pas. En tout cas cela a été facile pour Nazan de rire et pour Ebru de pleurer. Quant à moi, je n'ai pas eu de problème avec mon personnage car il me ressemble.

Vous êtes pourtant dur avec lui : il est égoïste, machiste,satirique...

Peut-être que je le suis aussi. J'ai beaucoup de sentiments contradictoires en moi, mais je ne les montre pas, je me contrôle et je réprime mes tendances les plus agressives. Sa violence, son goût de la manipulation, je les partage, sans pour autant les exprimer. Nous avons sans doute tous cette violence en nous, et dans certaines situations, elle peut éckter. De plus, si vous réalisez un film, que vous en êtes l'interprète et que vous montrez des choses flatteuses pour votre personnage, personne ne vous croira! Il vous faut donc être critique. Pour moi, Les Climats est un film sur l'homme. Comme il n'est pas présenté sous un très beau jour, les femmes l'aiment davantage que les hommes et croient que c'est un film sur elles ! En même temps, je crois que mon personnage n'est pas entièrement mauvais, que c'est un être humain dans sa complexité.

A la fin, il semble choqué que Bahar accepte aussifacilement la séparation, et il tente de la retenir pour pouvoir continuer à contrôler la situation.

Voilà comment je vois cette fin : quand la femme arrive à l'hôtel, elle n'est pas sûre de vouloir quitter définitivement son mari. Lui, de son côté, a voulu se séparer d'elle pendant lété parce qu'il la trouvait trop faible, trop dépendante de lui. Lorsqu'il la retrouve dans la montagne, en hiver, il ne sait pas ce qu'il va faire, et quand il voit ce quelle est devenue : une femme forte, avec un métier valorisant, il tombe de nouveau amoureux d'elle. Et quand elle le regrette, il la veut encore plus. Pour moi, c'est une situation psychologi­que normale, nous réagirions tous ainsi. En revanche, quand elle entre dans l'hôtel, elle est de nouveau faible, et, face à cette réalité, il se rend compte que leur rapport va redevenir comme avant ; il comprend que ce n'est pas possible, et à la fin de la nuit il décide de ne pas revivre avec elle. Je pense qu'il a raison : j'en ai souvent fait l'expérience, on ne peut pas reconstruire une relation amoureuse qui s'est défaite. Tous les deux le savent, même si, sur le coup, la femme semble surprise.

Dans un scénario traditionnel, vous auriez montré, avant la crise dans le couple, ce qui a précédé,par exemple son aventure avec une autre femme. Vous montrez les symptômes mais jamais les causes.

Cela ne me semblait pas nécessaire. Je fais confiance à l'imagination du spectateur pour remplir les trous de la narration.

Au milieu de ce récit « objectif», vous insérez une séquence onirique où elle est recouverte de sable et révèle son anxiété.

Avec ce rêve s'offrait la possibilité de montrer le subconscient de Bahar. Elle aime passionnément Isa ; mais, comme il l'a trompée, son orgueil ne lui permet pas d'accepter la réalité. Elle n'a pas la force de le quitter et se retrouve dans un entre-deux : un moment elle accepte la situation, le moment d'après elle la refuse. C'est ce que disent pour moi ces images oniriques.

Dans vos autres films, vous étiez votre pro­pre directeur de la photographie. Interprétant le rôle principal, vous avez dû demander à Gokhan Tiryaki de s'occuper de la lumière.

Mais, bien sûr, j'ai choisi les objectifs, réglé les lumières, établi le cadre. Pour être plus disponible, j'avais une doublure qui pre­nait ma place pendant les répétitions. J'ai aussi utilisé un monitor pour contrôler les moindres détails. Une fois le plan tourné, je pouvais regarder le résultat final et, si nécessaire, refaire la prise. Avec la haute définition, je pouvais me permettre de faire de nombreuses prises, ce qui s'imposait en l'occurrence puisque je jouais dans le film. D'ordinaire, tourner un film, c'est comme le regarder : vous ressentez les émotions. Mais, quand en plus vous jouez, cela devient impossible et vous ne pouvez prendre de décision qu'après avoir tourné ou au moment du montage.

Vos parents jouent de nouveau dans ce film. Pourquoi tenez-vous à les faire jouer ?

Quand j'ai besoin de parents, je choisis les miens, Fatma et M. Emin, et pourquoi pas ? J'aime bien qu'ils soient présents dans ce que je fais, c'est pour moi un tel plaisir de travailler avec eux et de les voir sur l'écran, et ici j'avais besoin de scènes contrastant avec les scènes de couples. Surtout après la scène d'amour agressive avec l'ex-maîtresse, j'avais besoin d'insérer une scène domestique, de créer un contraste. De toute façon, quand on fait quelque chose de mal, on peut avoir besoin d'aller voir ses parents. Retourner dans le foyer familial représente souvent pour moi comme un rituel de purification.

Vous riavez jusqu'ici tourné que des scéna­rios originaux. Avez-vous jamais envisagé d'adapter plutôt une œuvre préexistante ?

À chaque fois que j'ai essayé de faire une adaptation, cela devenait une histoire ori­ginale. Il m'est arrivé de vouloir transposer à l'écran certaines parties des Possédés de Dostoïevski ou des nouvelles de Tchékhov. J'y ai travaillé pendant plusieurs mois, puis j'y ai renoncé pour revenir à des histoires originales. Peut-être que mes préoccupations sont trop spécifiques. J'aime par exemple les romans d'Orhan Pamuk, comme Neige ou Le Livre noir, et il est possible que, un jour, j'en vienne à les adapter.

Et un film d'époque ?

Non, je suis trop paresseux !

Quels sont vos projets immédiats ?

Rien de très concret pour l'instant, juste quelques idées. À chaque fois que je fais un film, j'ai l'impression que mon approche du cinéma se transforme. Alors je préfère ne pas me lancer dans le projet suivant trop tôt. J'évite les projets trop précis. Réaliser un film vous change beaucoup. Si je reprends un projet antérieur au tournage, je découvre que l'envie de le faire m'en a passé, qu'il ne correspond plus à ce que je suis devenu. Alors je préfère attendre... Cela vaut aussi pour mon regard sur le cinéma. Il évolue. Pour mon prochain film, je voudrais aller vers plus de dépouillement, plus de minimalisme. En tournant Les Climats] me suis rendu compte que je devenais sévère à l'égard de tout ce qui n'est pas nécessaire. J'ai quasiment honte du superflu. En réécoutant la bande-son de ce film, j'ai eu envie de la dépouiller de tout élément inutile. C'est ce que je vais mefforcer d'atteindre désormais. De même, j'aimerais avoir encore moins de musique dans mes films. J'ai une grande envie d'enlever des choses, de faire un cinéma plus direct, plus essentiel, plus près de la réalité.

La fin des séquences oniriques alors ?

Celles-là ne me gênent pas. Au contraire. Comme l'a dit Bergman, il y a peut-être plus de réalité dans les rêves que dans la vie éveillée.

Vous dites que le tournage d'un film vous change. Quest-ce que vous avez ressenti après Uzak?

J'avais envie d'expérimenter davantage. Jusque-là, j'avais très peu d'argent et je travaillais avec une équipe de cinq personnes. Je voulais donc apprendre des choses sur ce dont on me par­lait, par exemple faire le mixage en France ou bien utiliser la steadicam ; ce que j'ai beaucoup fait sur le tournage des Climats, même si, au montage, je n'ai gardé aucun plan réalisé avec cette caméra. J'ai aussi travaillé pour la première fois en haute définition, le résultat est que Les Climats a coûté dix ou vingt fois plus que mes films précédents, en particulier à cause de la postproduction réalisée à Paris. Je sais mieux maintenant ce que je ne veux pas : la steadicam et la dolly. Je ne crois pas non plus avoir vraiment besoin de l'apport d'un pays étranger, sauf pour le bruitage, où la technique française m'a beaucoup apporté. J'ai été très impressionné pendant le mixage par la qualité qu'on pouvait obtenir.

Il y a très peu de dialogues dans le film, et le son et les bruits en général semblent avoir plus d'importance que les mots.

Pendant le tournage, je ne pense jamais au son mais seulement aux images, car je sais que je peux tout faire au moment de la postproduction. Si bien que l'homme le plus libre sur le plateau est l'ingénieur du son dont j'attends qu'il ne s'occupe que du dialogue ; ce qui ne l'empêche pas d'aller chercher des bruits d'atmosphère ou des sons particuliers. Pendant le montage, en revanche, je passe beaucoup de temps à tra­vailler sur le son. L'idéal serait que je puisse m'occuper du son exclusivement chez moi parce que, dans un studio, comme c'est très cher, on travaille parfois trop vite, et on se retrouve avec des erreurs. Pour Les Climats, j'ai passé deux mois dans ma maison à met­tre au point le son, puis j'ai recommencé en studio. Pour mon prochain film, je compte bien, en trouvant la bonne technologie, ne travailler que chez moi. Quand je réécoute la bande-son des Climats, j'aurais envie d'y apporter des changements, il y a trop d'aboiements de chiens, et je pense qu'à certains moments le volume devrait être baissé. Quant à la musique, je suis souvent en désaccord avec mes collaborateurs. J'aime donc faire le mixage moi-même. Je réagis au feeling, comme un chef d'orchestre. J'ai ralenti le morceau de Scarlatti de 20 %, cela correspondait davantage à mon goût. J'avais choisi cette œuvre de Scarlatti car elle me semblait mieux convenir au film qu'un trio pour piano de Haydn, que j'avais aussi envisagé et qui avait la faveur de mes collaborateurs.

Il y a moins de comédie de l'absurde que dans Uzak, mais certaines scènes provoquent le rire, celle du bus par exemple, où les passagers ne font qu'entrer et sortir.

Mon intention n'était pas d'être drôle dans cette séquence, mais plus réaliste. Cela dit, en fait, quand on se rapproche de la réalité, le comique émerge car il en fait partie. Dans la maison de Serap, son ancienne maîtresse, je me suis demandé ce que je ferais dans une telle situation. Et j'ai découvert que mon comportement pouvait faire rire le public. La vraie vie est drôle en même temps que tragique et mélancolique.

Le protagoniste du film a plusieurs traits qui le rapprochent d'un cinéaste : il compose des cadra­ges (en photo), il aime diriger les autres...

C'est surtout un obsessionnel, comme moi ! Le personnage principal à'Uzak me ressem­blait aussi sur ce point.

Combien de temps a duré le tournage ?

Trois mois. Le film a coûté beaucoup plus cher que mes précédents, surtout parce que la postproduction est chère en France ! C'est vrai que dans votre pays, je suis très impressionné par le bruitage, qui aide beaucoup le mixage. Mais la prochaine fois, je pourrai toujours faire venir un bruiteur français en Turquie pendant une semaine !