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Le Monde

"Nuages de mai" : Passage de générations sous un ciel de printemps
Sur les lieux de son enfance, un cinéaste turc signe un film initiatique de toute beauté.
Jacques Mandelbaum, 20 Mars 2001

Il faut inscrire sur ses tablettes le nom de Nuri Bilge Ceylan, qui porte à une lettre près celui d'un des plus sombres et éblouissants poètes du XXe siècle. Rares sont les cinéastes qui, à son instar, possèdent le don d'extraire de la vie l'infinie variété de ses nuances, tout en conservant une simplicité aussi cristalline. A ceux qui réclameraient de prime abord quelques pistes esthétiques, on précisera que l'univers de Nuages de mai, sous sa nationalité turque et son titre japonisant, se situe en vérité entre la recherche inquiète de l'Iranien Abbas Kiarostami et la célébration élégiaque du Russe Alexandre Sokourov.

C'est dire que ce film, contrairement à beaucoup d'autres, s'accorde le temps de manifester sa subtilité et de conquérir sa beauté, au risque d'impatienter un public de plus en plus acquis à la vitesse et aux raccourcis. Il faut donc s'empresser d'aller à l'os, en ajoutant ceci, qui parlera à tous : Nuages de mai est l'un des plus beaux hommages cinématographiques jamais rendus par un fils à ses parents. Le fils en question, double patenté du cinéaste, s'appelle ici Muzaffer, et n'a justement rien de mieux à faire que de retourner dans le village de son enfance pour y tourner un film. Le sujet en demeure relativement obscur, sauf à avoir vu le premier long métrage de Nuri Bilge Ceylan, Kasaba, qui fut précisément tourné dans son village natal, avec des acteurs non professionnels, au premier rang desquels ses propres parents.

Nuages de mai, faux making off mais vrai film d'auteur, raconte l'histoire de ce tournage. Celui-ci se présente comme la tentative de mettre en scène un projet commun, en réunissant un certain nombre de personnages habités chacun par une idée fixe qui les éloigne a priori les uns des autres. Cet état des lieux pourrait peu ou prou convenir à n'importe quel tournage, mais il est porté dans ce film à un degré de sensibilité qui révèle admirablement les points communs entre l'enroulement d'un métrage limité de pellicule dans un boîtier de caméra et le déroulement de la vie des hommes à travers le temps qui leur est échu.

En voici les principaux protagonistes, avec leurs obsessions respectives.Muzaffer est un " jeune homme " d'une quarantaine d'années, flegmatique et entêté, qui se promène avec une caméra vidéo à la main, et s'efforce non sans mal de rallier les villageois à la cause du film à faire.

Les plus récalcitrants de ses acteurs sont ses parents (interprétés par les propres parents de Ceylan), et plus particulièrement son père Emin, vieux paysan attaché à sa terre comme à la prunelle de ses yeux, et qui ne songe qu'à sauver ses arbres des griffes de l'Etat qui les convoite. Emin, enrôlé de force par son fils, est ainsi déchiré entre le tournage qui requiert sa présence et la surveillance des agents du cadastre, susceptibles de débarquer à tout moment. Ali, neveu des parents, a quant à lui un autre souci, qu'il doit à sa tante : celle-ci a promis au garçonnet de lui payer la montre musicale qu'il désire tant s'il parvient à conserver intact durant quarante jours l'ouf qu'elle lui a fourré dans la poche. Quant au problème du cousin, assistant du réalisateur, il est encore plus grave : il a démissionné, au grand dam de sa famille, de l'usine, et pense qu'il va faire carrière à Istanbul dans le cinéma.

La poursuite d'une chimère
En gros, du plus jeune au plus ancien, personne n'écoute personne dans ce film de famille, parce que chacun y est trop occupé à poursuivre ses chimères. Aussi bien, cette chimère, sous les diverses formes que lui confèrent les personnages, est-elle celle de la vanité du désir de l'homme confronté au temps qui passe, et sa poursuite collective le véritable sujet de Nuages de mai. Tout concourt à ce sentiment, depuis la contemplation sensuelle de la nature (le frémissement du vent dans les arbres, les scintillements de lumière dans la ramure, l'ombre fugace des nuages dans le ciel) jusqu'aux éléments symboliques qui le jalonnent, qu'il s'agisse de la précaire intégrité de l'ouf d'Ali, de l'impénétrable dénuement de la tortue qu'il observe en compagnie de Muzaffer, ou encore du briquet incongru qui se met à jouer la Lambada aux moments les plus dramatiques.

Entre la vie et la mort, l'humour et la tragédie, tout ici, à tout moment, semble devoir claquer entre les doigts des personnages. Ce qui rend le film admirable, c'est la manière avec laquelle il parvient malgré tout à raccorder, sous ces auspices mélancoliques, les sensations fugitives et les désirs désaccordés. Du domaine privé au domaine public, du documentaire à la fiction, du mensonge à l'authenticité, ce parcours est aussi celui du cinéma. Et lorsqu'il semble, dans une séquence muette bouleversante, vouloir embaumer le temps sur le visage de ses parents vieillissants, Nuri Bilge Ceylan ne saurait être plus au cour de la vocation lyrique et cérémonielle de cet art. Nuages de mai, c'est le sacre du printemps arraché au spleen du temps qui passe, la sainteté des pères incarnée dans l'ouvre des fils : cela s'appelle la grâce.