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L'Humanite Un
Tchekhov Turc Des écharpes de brume traînent sur des prairies ensommeillées. Un vieil homme s'endort - ou peut-être meurt-il dans la paix de sa journée achevée - à la fin d'un film qui ne s'est pas vraiment tourné. Un écolier, tablier bien repassé, jette un panier de tomates qui vont rouler lentement sur une pente herbue. Un garçon qui s'ennuie à son travail attend le facteur à la terrasse d'un café - ou plutôt d'une tchaïkana, ainsi nomme-t-on dans ce pays les maisons de thé. Peut-être un pli officiel lui annoncera-t-il, en ce matin clair comme un premier printemps, sous les platanes de la place qu'il est reçu à son examen et qu'il pourra partir. Il rêve d'Istanbul, la grande ville, comme l'écolier aux tomates désire la montre musicale qu'on lui a promise s'il pouvait garder quarante jours un ouf dans sa poche sans le casser. Dans son village natal d'Anatolie où le héros revient pour tourner un film, la lumière est changeante sous les nuages que pousse le vent de la mer proche, qu'on aperçoit parfois, trouées bleues au-delà du port de Çanakkale. Une nuit, ces nuages crèveront en pluie, et une autre le temps sera doux à dormir sous les arbres. Plus tard, sans doute, lorsqu'un spectateur se souviendra de ce film, Nuages de mai, ce sont ces images qui ressurgiront, ou d'autres semblables, une tortue sur un chemin de terre, une cuisine où l'on s'attarde à parler. Des images. Des impressions. Le film est dédié à Anton Tchekhov, et il a de celui-ci la grâce fragile d'écriture qui dit l'amour, le désespoir ou la mort qui vient, en ayant l'air de n'être attentif qu'à des riens, la couleur du temps, un sourire qui passe sur un visage. On parle de Tchekhov, on pourrait aussi parler d'Ozu, le cinéaste japonais d'un quotidien mélancolique filmé à hauteur d'homme. " L'histoire " est en effet aussi simple que celle, mettons, du Voyage à Tokyo, voyage qu'entreprennent un vieil homme et sa femme, le dernier sans doute de leur vie, du petit port du sud du Japon où ils habitent vers la capitale où ils vont voir leurs enfants. Ici, un homme entre trente et quarante ans revient au village de son enfance pour faire un film sur ses parents qui y vivent encore. Si le personnage principal, le cinéaste, est joué par un acteur, le père et la mère qu'il filme sont les parents mêmes de Nuri Bilge Ceylan, l'auteur. Et c'est l'approche familière de leurs jours ordinaires, l'inquiétude pour des arbres que l'administration veut faire abattre, l'attente de la pluie pour les prairies ou du soleil pour le tournage du film, qui fait la trame d'un récit d'apparence nonchalante qui fouille beaucoup plus loin qu'il n'y paraît dans la vie de chacun, tout en restant d'une extrême pudeur. Ainsi cet écolier rêvant de montre musicale est-il un personnage de ce film qu'on pourrait croire documentaire ou bien le petit garçon que fut autrefois le cinéaste ? Et le cousin, attendant le résultat de ses examens pour gagner Istanbul, ne serait-il pas, aussi et encore, le cinéaste à un autre âge de sa vie ? Que l'on puisse se poser ces questions dit assez que la richesse de Nuages de mai ne tient pas seulement au fait que son auteur sait se tenir à la juste distance de ce et de ceux qu'il filme. Il parle aussi d'un monde paysan qui s'éloigne, de l'attrait pour la grande ville et les rêves de gadgets qui peuvent hanter des gosses. Bref, de la Turquie, telle qu'elle est aujourd'hui, et qui n'est pas la seule à être ainsi. Il en parle avec un amour pour la terre, pour les arbres marqués pour l'abattage qui n'a d'égale que la respectueuse tendresse qu'il témoigne à l'égard de cet homme à la fin de sa vie, à cette femme énergique, son père et sa mère. Un film qu'il sera difficile d'oublier : et ce n'est que le deuxième long métrage de Nuri Bilge Ceylan. Dans un tout autre registre, on espère pouvoir parler longuement bientôt (ça prouverait qu'il a enfin eu une sortie publique) du film portugais de Pedro Costa, Dans la chambre de Vanda, une des expériences cinématographiques les plus radicales de ces dernières années. On en avait dit ici sa force lorsqu'il fut présenté l'été dernier à Locarno. Il fut projeté ces jours derniers au Festival du réel et l'on peut s'étonner qu'il n'ait pas eu le prix qu'il méritait, le premier. Pedro Costa a vécu des mois filmant une jeune femme, Vanda, sa famille et ses amis dans un quartier de Lisbonne voué à la démolition. Terrible entreprise de démolition, aussi, que celle à laquelle se livrent, par la drogue, ces êtres jeunes et défaits. Tourné tout en plans fixes par une caméra qui ne veut pas ciller devant ce qu'elle voit, ce film est une haute leçon de morale (non que le cinéaste y " fasse la morale ", tout au contraire, il se garde bien de juger) de respect des autres, car ce qui est d'abord donné à voir, c'est la richesse profonde de ces hommes et femmes jeunes si proches de la mort. Le film passe dimanche pour une unique séance dans le cadre de " Documentaire sur grand écran " au Cinéma des cinéastes, avenue de Clichy, à Paris.
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