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Sinema

Entretien avec Nuri Bilge Ceylan
Entretien réalisé en décembre 1999 par Burçin S. Yalçin (Popüler Sinema)

Quand est né votre intérêt pour le cinéma ?

Très tôt, comme beaucoup de monde, je suis allé énormément au cinéma. A Yenice, le village de mon enfance, il y avait trois cinémas - il n'y en a évidemment plus un seul aujourd'hui. Le balcon était réservé aux familles, pendant l'entracte nous regardions les filles à l'étage… il était assez facile d'y faire des rencontres.
Je crois que nous devions y passer la majeure partie de notre temps car il y avait de nouveaux films à peu près tous les jours. A cette époque nous faisions plutôt attention aux acteurs : Cüneyt Arkin était notre héros.
J'adorais aussi lire des bandes dessinées, j'en éprouvais le même plaisir que devant les films. C'était pour moi un moyen de sortir des frontières de mon village.

Quand avez-vous pour la première fois ressenti l'envie de faire du cinéma ?

Je ne saurais pas le dire exactement. Je crois que c'est une fois arrivé à Istanbul, à l'âge de seize ans : j'avais vu Le Silence de Bergman à la cinémathèque.
Ce film m'a profondément influencé et m'a fait comprendre que le cinéma pouvait avoir une force qui dépassait largement celle de la majorité des films que j'avais vus jusque-là.

Vous vous posez donc en héritier d'un certain cinéma ?

L'influence des cinéastes qu'on aime bien apparaît forcément dans la mise en scène ou dans la manière de placer la caméra à tel ou tel endroit. Honnêtement, je pense être le plus mal placé pour dire comment cela se reflète dans mes films - une tierce personne serait plus apte que moi pour répondre à cette question.
Je peux tout de même reconnaître l'importance qu'ont eu pour moi des cinéastes comme Ozu et Tarkovski.

Ils ont modifié votre vision du cinéma ?

Du cinéma mais aussi du monde. Notre propre perception subit une transformation au contact de l'objet artistique, nous pouvons sortir d'une telle expérience avec un regard complètement autre sur le monde qui nous entoure et commencer à voir des détails qui nous étaient jusque-là imperceptibles. J'en arrive à me demander s'il serait possible de retrouver une perception qui soit naïve, de se glisser en quelque sorte dans la peau d'un enfant.
Nous vivons selon des conventions, nous prenons l'habitude de percevoir le monde tel qu'il nous a été décrit et non pas tel qu'il est en réalité. L'art joue un rôle à ce niveau-là : il permet de casser les lieux communs et d'enrichir notre regard…
Cependant, je me rends compte que ma perception n'est plus aussi rigoureuse qu'avant.

A quoi l'attribuez-vous ?

Je ne suis pas sûr que ce soit dû au vieillissement. Je relierais plutôt ce phénomène au fait de vivre dans une société de consommation. J'ai récemment lu dans les journaux cette histoire d'un moine bouddhiste qui voulait prouver que nous vivions dans un monde d'opulence.
Il n'a donc fait que boire de l'eau pendant un an sans que sa santé et son état physique ne s'en trouvent dégradés. Imaginez quelle fut la surprise des médecins.
Je devine combien sa souffrance morale devait être grande pour qu'il entreprenne une expérience aussi dangereuse.
C'est certainement la même douleur qui me pousse à réaliser des choses similaires dans la vie comme au cinéma.

Comment la définiriez-vous ?

Disons que ma culture m'incite à mener une vie simple, mais que le capitalisme et le monde moderne essayent de m'en empêcher.
Par exemple, le langage que parlait ma mère ou ma tante dans mon village était beaucoup plus riche que le langage littéraire ou celui d'Istanbul.
A partir des sons on pouvait tout le temps inventer des nouveaux mots qui rendaient sensibles tout un ensemble d'idées beaucoup plus subtiles, et en retour ces inventions orales étaient récompensées par les rires et la joie des gens.
Il faudrait continuer à chercher de nouvelles façons de s'exprimer et créer son propre langage dans la vie comme au cinéma où le fait de créer de nouvelles formes d'expression apporterait énormément aux spectateurs.


Ce film a été produit avec un petit budget, en dehors des circuits commerciaux.

En effet, mais il y a beaucoup d'avantages à travailler en équipe réduite : vous pouvez étendre la période de tournage beaucoup plus longtemps, et ainsi avoir une marge de liberté dans la création beaucoup plus grande.
Vous pouvez tourner trois jours et réfléchir pendant les trois jours suivants, cela ne vous coûtera pas une somme importante.
Si l'équipe est composée de quatre personnes, eux continuent leurs vacances. Quant à vous, vous pouvez ajouter au film les nouvelles idées auxquelles vous n'aviez pas pensé au départ. Cela provoque une liberté similaire à celle de l'écrivain qui peut se laisser embarquer par ses personnages et changer de direction. Au niveau des conditions de production, cette méthode rapproche plus le cinéma d'arts comme la littérature, la photographie ou encore la peinture. Et c'est ce qui m'importe le plus.

Vous êtes très loin des conditions de production du tout venant du cinéma commercial.

Les films qui m'intéressent partent toujours d'un désir de faire un cinéma personnel. Même aux Etats-Unis, Hollywood nous réchauffe toujours le même plat. En Turquie, le spectateur est devenu tellement paresseux qu'il n'arrive même plus à établir un rapport avec un cinéma un tant soit peu singulier et différent. Même les critiques de cinéma commencent à adopter les mêmes critères que le public : ne pas s'ennuyer et prendre du plaisir.
Pour répondre à ces exigences, on a décidé arbitrairement que les films devaient aller plus vite et être truffés de prouesses techniques. On a oublié la qualité la plus importante du cinéma, qui est sa dimension spirituelle.
Et puis l'ennui est nécessaire à l'homme. Je vois avec étonnement que certains films qui m'avaient ennuyé sont devenus les films de ma vie.

Les festivals ont permis au public de vous découvrir…

Les festivals jouent un rôle d'autant plus important que certains films ne peuvent trouver un public que dans ce type de lieux : celui d'Istanbul, par exemple, m'a beaucoup apporté.
Malheureusement, ils ne sont organisés que dans les grandes villes… alors qu'ils pourraient avoir un impact important sur des gens qui habitent dans des villages, de la même manière que Le Silence a eu une influence sur moi, en me donnant le sentiment de m'être soudain éveillé au monde.

Comment comptez-vous concilier votre exigence avec le contexte dans lequel vous vivez ?

Le fossé entre le rythme de la vie moderne et mon propre univers m'oblige à trouver une issue. J'ai envie de résister au rythme du monde extérieur et de lui imposer mon propre rythme.
Un exemple peut mieux vous faire comprendre cela : dans le film BARAKA, il y avait un moine à Tokyo.
Il avait une petite cloche à la main et il marchait dans la rue très lentement en faisant sonner cette cloche.
Autour de lui, il y avait un monde rempli de gens qui marchaient très vite, qui couraient au travail, et lui, il lançait une sorte d'appel au calme. Même si personne ne l'écoutait…