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Telerama

Nuages de mai
Venu de Turquie, un beau film songeur et contemplatif contre la fuite du temps.
Louis Guichard, 16 juin 2001

Ils sont tous encore là, quand le grand fils revient à la maison, dans sa petite ville natale, en contrebas des montagnes. Les parents, usés et tendres. Le cousin, qui a de nouveau raté son examen d'entrée à la fac et se morfond à l'usine. Le petit neveu, 9 ans déjà... «La vie a continué», comme dans un film d'Abbas Kiarostami, auquel ce gracieux Nuages de mai, venu, lui, de Turquie, fait songer irrésistiblement. D'autant qu'à l'instar du maître iranien Nuri Bilge Ceylan place un tournage de cinéma aucoeur de la fiction.

Le grand fils, de retour d'Istanbul, est réalisateur. Il fait des films qui ne rapportent pas d'argent. «Il n'a jamais rien fait qui rapporte de l'argent», précise sa mère, sans rancune. Là, il s'est mis en tête de faire jouer sa famille, plutôt récalcitrante. Alors, il commence doucement les repérages, les essais. Il cherche à convaincre chacun de tenir son propre rôle face à la caméra. Et son entreprise prend unesaveur particulière quand on sait que Nuri Bilge Ceylan a distribué dans le rôle des parents les siens, sans doute eux-mêmes un peu réticents.

A partir de là, Nuages de mai pourrait être une réflexion (de plus) sur la frontière entre l'art et la vie, sur les interactions mutuelles de la réalité et de son simulacre. Il est cela, mais secondairement, puisque c'est d'abord un magnifique moment de langueur et de sensualité. Un film-répit, songeur et nonchalant, qu'on croirait tourné contre l'affolement du temps.

S'il ne l'avoue jamais, c'est bien cela que Muzaffer, le fils urbain, est venu rechercher sur les lieux de son enfance : un antidote à la fuite des choses, des instants et des êtres. Il lui faut filmer l'aube au fond du champ de son père. Filmer ses parents, que la vieillesse a rendus si vulnérables et si beaux, bien qu'ils détestent se voir ridés à l'écran - les séquences les plus émouvantes sont pour eux deux. Filmer son neveu en tenue d'écolier, en qui il retrouve l'enfant qu'il fut avant de devenir un quadragénaire grisonnant...

Mais qui se laisserait ainsi enfermer sans broncher dans le musée intime d'un autre, si aimant soit-il ? Le film est cocasse en ce sens que les modèles résistent à l'image que Muzaffer cherche à fixer d'eux, que la vie s'échappe de partout. Les membres de la famille poursuivent, chacun dans son coin, des objectifs incompatibles avec ceux du metteur en scène. Et de manière troublante, ces objectifs tiennent eux aussi du sauvetage. Le vieux père ne pense qu'à protéger ses arbres contre le cadastre, déterminé à les faire abattre. L'enfant tente de conserver intact un oeuf cru dans sa poche, pendant quarante jours, parce qu'on lui a promis une montre parlante au bout de l'épreuve...

Est-il plus important de tourner un film que de sauver un arbre ? Vaut-il mieux aller travailler à Istanbul (la tentation du cousin de Muzaffer) ou rester dans son village à faire des ronds dans l'eau, comme dans la chanson? C'est à ce genre d'interrogations que Nuages de mai semble inviter, mais pour mieux les dépasser dans une sorte d'inertie contemplative - et par les seules vertus du cinéma. Nuri Bilge Ceylan possède le don de rendre expressifs aussi bien un rai de lumière à travers les branches qu'un pansement au doigt de sa mère endormie, entre cent autres détails délicatement saisis. Il montre aussi, à plusieurs reprises, ses personnages en train de bâiller, de rêvasser ou de scruter l'horizon. Etrangement, ces multiples plages de repos ne rendent pas le film évanescent. Elles disent au contraire ce
qu'il peut y avoir de plein dans le vide, et suggèrent une autre manière de retenir le temps : le perdre.