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NURI BILGE CEYLAN
Les Trois Singes
Grégory Valens, Positif, Janvier 2009 Le cinéma, art de la lumière et du cadre, peut aussi (Antonioni en fit naguère l'éclatante démonstration) donner à voir ce qui est caché,révéler ce qui disparaît, filmer le vide et levanescence, capturer l'absence et le silence. En ouvrant son cinquième opus par le plan presque inquiétant d'une voiture s'enfonçant sur une route de forêt jusqu'à disparaître dans l'horizon de la profondeur de champ, Nuri Bilge Ceylan, dont on connaît le talent pour composer des cadres picturaux et scruter les visages, place Les Trois Singes sous l'auspice de la disparition. Du quatuor de personnages qui se débattent dans les suites d'un fait divers tragique (Servet, le politicien dont le véhicule heurte et tue un homme ; Eyup, son chauffeur qui accepte, moyennant finance, de porter le chapeau pour sauver la carrière de son patron ; Hacer et Ismail, la femme et le fils du chauffeur), Ceylan filme tout autant les actes qu'il laisse entendre ce qui les unit en dehors du champ, et examine moins leurs réactions qu'il ne dévisage le vide laissé par les conséquences de leur interaction. Les drames qui vont se nouer s'expriment d'abord par un traitement sonore d'un soin confinant à l'abstrait. Le bruit des bateaux, leur va-et-vient incessant dans le détroit au bord duquel sont assis Servet et Eyup, ponctué de cris de mouettes, répondent aux crissements de pneus entendus au générique de début, et annoncent le ronronnement des trains parcourant la voie ferrée en contrebas de la maison de ce qui était jusque-là une famille sans souci apparent : dans ce film où les moyens de locomotion Si le traitement sonore est si exemplaire, c'est aussi qu'il fait toute sa place (au contraire des normes en vigueur aujourd'hui où peu de cinéastes laissent leurs plans respirer à ce point) à cet élément d'ambiance qui apparaît, à un moment ou à un autre, dans chaque journée de la vraie vie : le silence. Les Trois Singes, film de déplacements et de sorties du cadre, est aussi un film de non-dits. Rien n'est montré, ou presque, des actes pourtant frappants (un accident, un adultère, une tentative de suicide) qui ponctuent le récit. Les moments clés se déroulent hors champ, tandis que la caméra scrute les regards, les expressions, les réactions. Ce n'est pas seulement une leçon de mise en scène, c'est un sommet de la direction d'acteurs : si l'expressivité des comédiens est encouragée, exacerbée, au risque de les voir surjouer, Ceylan n'hésite pas à quitter occasionnellement leur visage pour filmer l'espace qui les entoure, avant de mieux revenir sur leurs traits fatigués, même s'ils sont alors silencieux. Le vent, les nuages, la pluie, voilà ce qui reste, semble dire le cinéaste, qu'un homme et une femme se découvrent, se quittent ou se retrouvent, que le cœur humain soit, ou non, inspiré par le courage. Car Les Trois Singes est encore une parabole sur le courage (courage d'aimer, de dire la vérité, de vivre) et la lâcheté. Lâche, le chauffeur qui n'ose poser à son patron la question qui le taraude, quand tant de signes rendent son déshonneur évident. Lâche, le fils qui fuit, plutôt que d'avoir à assumer les conclusions qu'il tire si aisément de son observation. Lâche, la femme qui s'accroche, tombe à genoux, implore celui qui ne veut plus d'elle puis décidera d'en finir avec la vie. Lâche, l'homme qui la rejette, au mépris de ses sentiments, par commodité, réalisme, dépit. Lâches, tous ceux qui ignorent (laissent hors du champ et du discours) la vie passée de ce petit frère dont le fantôme surgit de temps à autre, sans que le film emprunte jamais, pourtant, le chemin du fantastique. Désiré ou non, l'orage se lève donc, gronde, s'abat sur des personnages soudain dérisoires et fragiles. Mais leur maison, en dépit des heurts et des affrontements, en dépit des turpitudes et des abcès, en dépit des actes manques et des actes non ou mal réalisés, leur maison tient bon, sous l'orage, devant la mer, symbole de ce que l'homme a trouvé comme modèle, comme abri, comme refuge, pour exister face à la nature : fonder une famille - et, coûte que coûte, la garder.
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