|
ENTRETIEN AVEC NURI BILGE CEYLAN
« Je suis un caméléon »
Michel Ciment et Yann Tobin à Cannes, Positif, Janvier 2009
Michel Ciment et Yann Tobin : Comment avez-vous, au
départ, l’idée du scénario des Trois Singes ?
Nuri Bilge Ceylan : On oublie généralement les toutes
premières motivations d’un projet… Je pense que la première
scène qui me soit venue à l’esprit, c’est l’image d’un fils qui frappe
sa mère. Quelle raison pourrait provoquer une situation aussi
improbable ? L’écriture d’un scénario est un processus
très chaotique. Pour ce film, elle a été plus compliquée
que pour mes précédents ; elle a nécessité l’apport d’un
coscénariste.
Il s’agit du comédien qui joue le rôle du politicien ?
Oui, mais avant, j’avais commencé avec mon épouse Ebru.
Pour Les Climats, elle m’avait apporté des idées cruciales,
comme l’accident de moto, mais elle n’avait pas voulu
paraître au générique comme scénariste. Pour ce nouveau
fi lm, j’étais décidé à retravailler avec elle : elle me connaît
très bien, ce qui économise les explications ! Nous avons
loué une maison à la montagne, où nous avons travaillé
pendant quelques mois. Mais l’histoire devenait de plus
en plus complexe, et nous avons décidé d’inviter notre ami
Ercan Kesal à se joindre à nous. Il est médecin, et dirige
un hôpital. Il avait fait son service militaire dans des régions
éloignées, et excellait à en raconter des souvenirs hauts
en couleurs. Pendant trois mois, nous nous sommes vus
tous les jours, pendant des sessions d’environ quatre
heures, durant lesquelles nous parlions du scénario et des
personnages. Tous les jours, je leur donnais des « devoirs »
pour le lendemain, sur des scènes spécifi ques. Mais je dois
dire que l’architecture du scénario est vraiment l’oeuvre
d’Ebru qui, encore une fois, m’a apporté les idées cruciales
du scénario. Quant à Ercan, c’était sa première expérience
d’écriture. Il a aussi fait de la politique, c’est pourquoi
le personnage qu’il incarne est un politicien.
L’aspect politique n’est pas vraiment traité dans le
fi lm… On sait juste qu’il est candidat à des élections.
C’est un homme de pouvoir.
L’important, c’était qu’il puisse avoir cette liaison avec la femme de
l’homme qui est en prison à cause de lui. Quand il perd les élections,
il devait avoir une violence contenue, due à son humiliation.
Et pendant le tournage, il y avait des élections en Turquie,
ce qui nous a permis de faire des plans — que nous n’avons
pas gardés au montage — et de prendre des sons d’ambiance
intéressants. Pour lui, nous avons imaginé un parti politique
imaginaire.
Certains critiques, qui vous avaient catalogué comme
un cinéaste « autobiographique » ont été surpris par le
récit très élaboré de ce film.
Tous mes films précédents sont des fi ctions, même si je joue
dedans ! Il est facile de se tromper, quand on se met à interpréter
une oeuvre : si j’avais mis un parti existant, on y aurait tout de suite
vu un message politique. Alors que mes préoccupations sont ici
plus existentielles que politiques.
Il y a dans le scénario des éléments presque mélodramatiques.
J’aime beaucoup les thèmes du mélodrame tels qu’on les trouve
dans le cinéma turc populaire. Le public turc en est très friand,
y compris moi-même. J’ai voulu emprunter ces thèmes, et me
les réapproprier de façon réaliste. La plupart des mélodrames
décrivent des situations irréalistes, mais qui deviennent
acceptables si on les traite de manière réaliste. Pour moi,
l’essence de la vie est mélodramatique. Surtout en Turquie !
Cette question du réalisme, l’abordez-vous seulement
au tournage, ou est-elle déjà présente au stade de
l’écriture ?
À l’écriture. Mais parfois, ce n’est qu’au moment de tourner que
l’on se rend compte que cela ne fonctionne pas, et qu’il faut
modifi er ce qui est écrit. Il faut être très vigilant. Par exemple,
quand la mère revient à la maison, et qu’elle montre à son fi ls
l’argent que lui a donné le politicien, dans le scénario, le fils
s’en réjouissait. Au tournage, cela ne marchait pas ; finalement,
il a plutôt l’air contrarié…
… Parce qu’il soupçonne l’infi délité de sa mère ?
Pas nécessairement. Comme disait Nietzsche, il y a deux tragédies
dans la vie : ne pas atteindre son but, et — la pire des deux — atteindre
son but. Ils font quelque chose de dangereux, sans l’approbation
du père. La crédibilité de la scène, pendant le tournage, n’est pas
dictée par la logique, mais par mon intuition.
Cette volonté de traiter de façon réaliste des codes
mélodramatiques évoque Fassbinder…
Certainement. Et aussi Bergman, je pense.
Ce qui semble vous intéresser le plus, c’est ce qui se
passe dans le mental des personnages : c’est peut-être
ce qu’il y a de plus diffi cile à traduire au cinéma.
Oui, c’est l’âme des personnages que j’aime explorer. Le cinéma
n’est peut-être pas aussi puissant que la littérature pour cela.
C’est un art encore jeune, mais je n’ai pas l’impression que dans
cette voie, le cinéma ait livré une oeuvre équivalente à Dostoïevski.
On y parviendra peut-être un jour. Ce qui m’intéresse, c’est tenter
de comprendre ce qui se produit au plus profond de la nature
humaine. C’est en connaissant mieux la part sombre de soi-même
qu’on a l’espoir de s’améliorer.
Comment avez-vous trouvé le titre ?
Très tard ! Il vient de la philosophie de Confucius où, en fait,
les trois singes ont une signifi cation positive qui représente
la sagesse : ne pas entendre le mal, ne pas le voir, ne pas en parler.
Dans le film, le fils prétend qu’il n’a pas vu sa mère commettre
un adultère, le père prétend qu’il n’a pas entendu la voix
de son patron au téléphone, et la mère ment aux deux autres.
Mais de nos jours, la métaphore des trois singes est utilisée
de façon péjorative, pour dénoncer l’hypocrisie des apparences.
Il semble que vous vous intéressiez plus aux
conséquences qu’à l’action proprement dite. Il y a dans
le film un accident et un meurtre, mais vous ne les
montrez pas à l’écran.
J’avais tourné l’accident, mais je ne l’ai pas gardé au montage.
Si je montre trop d’action, cela risque d’éclipser les autres
moments du film.
Pourquoi n’avez-vous pas signé vous-même la photo du
fi lm, comme pour Uzak ?
J’adore travailler avec mon chef opérateur, Gokhan Tiryaki.
Je l’avais engagé pour Les Climats, car jouant le rôle principal,
je ne pouvais pas cadrer moi-même. Et je l’ai gardé sur ce film.
Il a des idées très stimulantes, et m’apporte beaucoup, même si
c’est moi qui décide de la place de la caméra et des lumières.
Ensuite, je contrôle tout sur le moniteur, ce qui est plus facile que
d’être au cadre : cela me donne une vision globale, et me permet
de mieux me concentrer sur les acteurs.
Quelles idées précises aviez-vous sur l’image de ce film ?
Je voulais que tout soit concentré sur les trois membres de cette
famille. Pour cela, je tenais à les isoler visuellement du monde
environnant. Au début, j’avais même prévu de ne jamais montrer
d’autre visage que ces trois-là ! Je voulais aussi créer autour
d’eux une ambiance chromatique particulière, aux tons désaturés,
ce que j’ai obtenu en postproduction. Je voulais une image moins
naturaliste que celle de mes fi lms précédents, plus stylisée.
J’avais décidé de créer mon propre univers visuel, ce que j’aurais
probablement fait auparavant si j’avais eu plus de maîtrise.
C’est particulièrement adapté à cette histoire sombre,
tragique…
Je ne sais pas s’il faut en exagérer la signifi cation. Ces images sont
celles de mon âme. Elles correspondent à ma vision du monde
depuis vingt ans. Et maintenant, j’arrive mieux qu’avant à obtenir
ce que je veux, techniquement. Je suis une personnalité assez
sombre ! Et je lutte pour que la vie soit plus tolérable.
À propos d’isoler les personnages, il a certaines scènes
en très gros plan, mais la dispute avec l’amant, vers la
fi n du film, est fi lmée en plan très éloigné.
Il y avait des cris, de l’action violente… Tout ce que je n’aime pas
trop montrer. Il me semblait suffi sant de les filmer à distance.
Mais il y aussi une action assez violente quand les
époux se disputent dans la chambre, où vous restez en
gros plan…
Le décor était trop petit pour que j’éloigne la caméra ! Mais dans
cette scène, la violence est surtout latente : on attend qu’elle
explose, mais elle est différée. Le gros plan est donc admis.
Alors que l’autre scène est violente d’emblée.
On pourrait croire que quelqu’un les regarde de loin,
sans doute le fils.
Oui, je voulais donner cette impression, d’autant plus que
je les filme de derrière des buissons. Mais je voulais laisser planer
une ambiguïté. Ils pourraient aussi être observés par le père.
Comment avez-vous trouvé le décor de cette maison ?
L’avez-vous fait construire ?
Nous n’en avions pas les moyens ! Un jour, en passant près de la
voie ferrée, j’ai aperçu cette maison. J’ai d’abord hésité à la choisir :
elle était presque trop bien, comme si justement elle avait été
construite pour le fi lm. Je cherchais une maison plus banale,
plus réaliste. Le rapport entre la terrasse et l’intérieur n’était pas
du tout ce que j’avais imaginé. Je ne voulais pas qu’on voie
la mer, je trouvais ça trop joli. Ce qui m’a décidé, c’est la proximité
du chemin de fer : l’un des titres envisagés pour ce fi lm avait été
« Le Bruit des Trains ». Les pièces de cette maison étaient trop
petites pour filmer : elles nous ont imposé une scénographie
intéressante, puisque la caméra et l’équipe devaient souvent
se trouver dans une autre pièce que les personnages.
De manière générale, je ne suis pas trop exigent en matière de lieux,
je m’adapte assez facilement aux décors naturels. Si j’avais tourné
dans une autre maison, je lui aurais créé son atmosphère
spécifique. Quand vous prenez la décision de tourner
dans un décor, vous vous efforcez de l’utiliser au mieux.
Comme le scénario avait été écrit avant que la maison ne soit
choisie, j’ai dû beaucoup le modifi er en fonction du décor. J’avais
écrit en pensant à un balcon, pas à cette grande terrasse qui,
au fi nal, joue un rôle très important. Cela fait partie du travail
de mise en scène : savoir s’adapter. Je suis quelqu’un de très
pratique sur un plateau. Je ne change pas le sens du film,
mais je m’adapte très facilement. C’est ce que je veux dire quand
je me compare à un caméléon.
Comment avez-vous trouvé les autres comédiens ?
Nous avons dû accélérer la préparation du tournage, à cause
des élections que je voulais filmer…
… Et que vous avez éliminées au montage…
Oui, c’est toujours comme ça avec moi ! Mais en quinze jours
il a fallu réunir la distribution. Le directeur de casting n’a pu
trouver que le jeune homme. J’avais envoyé mon assistant filmer
des gens dans la rue ! Pour le père et la mère, nous avons passé
des annonces dans les journaux, et nous avons fait beaucoup
d’essais filmés. Je n’arrivais pas à trouver un acteur convaincant
pour le rôle du père. Je me suis alors souvenu de cet homme que
j’avais rencontré à Strasbourg, au cours d’un festival de cinéma
turc. C’est un chanteur assez connu en Turquie, qui a joué
à la télévision. Quand j’ai vu les essais, pas de doute : le père,
c’était lui. La mère est une actrice de théâtre, qui a également
tourné des séries.
Comment avez-vous travaillé avec eux ?
Chaque acteur est différent. On doit créer une méthode pour
chacun. La mère avait un jeu trop théâtral, contre lequel je devais
sans cesse me battre. Je trichais beaucoup, en faisant tourner
la caméra sans le lui dire, pendant qu’elle répétait. Pour certaines
scènes délicates, je laissais la caméra tourner dans la cuisine,
pendant qu’elle répétait toute seule dans la chambre ! Personne
ne la regardait, et elle était bien plus naturelle. Pendant ce temps,
je prenais le moniteur dans une autre pièce pour voir la prise !
Puis je revenais en disant : « On va tourner ! » et souvent, elle était
moins bien… Pour le père je commençais par filmer exactement
ce qui était écrit, pour « assurer » ; puis je tournais des variantes,
en lui demandant d’improviser. Je lui demandais : « Si tu étais
à sa place, comment réagirais-tu ? » Et parfois, il devenait meilleur
que tout ce que j’avais pu imaginer.
Le personnage du fils est peut-être le plus diffi cile à
incarner ; il parle peu, il est énigmatique…
La première semaine, je ne le trouvais pas bon. Il était très stressé.
C’est un jeune comédien qui sortait tout juste d’une école d’art
dramatique. Son premier rôle. Mais à partir de la deuxième
semaine, il a été formidable.
Il doit être encore plus diffi cile de diriger des comédiens
quand il y a très peu de dialogue.
Oui, les acteurs de théâtre surtout : ils se sentent obligés de remplir
les silences avec des mimiques inutiles ; c’est ce qu’il y a de plus
diffi cile à jouer. C’est alors que je dois tricher, faire tourner la caméra
sans leur dire. Avec le chef opérateur, on devait toujours être
sur le qui-vive pour capter l’inattendu. On avait mis au point
un code, avec des mots de passe qui changeaient tous
les jours, pour faire tourner la caméra sans que les acteurs
le sachent ! Je n’utilise jamais de clap, pour cette raison.
Du coup, sur ce film, j’ai tourné deux fois plus de métrage que
sur Les Climats ; il faut dire que quand je jouais le rôle principal,
il était diffi cile de faire tourner la caméra en secret !
Que vous a apporté le tournage numérique haute définition,
par rapport à vos films précédents ?
Les Climats a été tourné avec la même caméra. Mais toute la
différence réside dans les progrès de l’étalonnage numérique en
postproduction. Ce n’est pas la caméra qui fait la différence ;
tout le monde utilise la même ! En photographie, c’est connu
depuis longtemps : les photographes ont beau employer le même
appareil, toute la différence vient du travail après coup, au tirage.
La défi nition de l’image n’est pas le plus important. Ce qui est
essentiel, c’est la densité de l’image : de pouvoir décider quelle
portion de l’image aura quelle densité. C’est cela qui lui donne
de la profondeur et du sens : vous décidez que les coins seront
plus sombres, que les noirs seront plus denses dans telle partie
du cadre, etc. On peut ainsi retoucher chaque plan
comme si on peignait un tableau. Par exemple, quand le garçon
poursuit son père, vers la voie ferrée, il est filmé en plongée
de la maison, comme si la mère le regardait. Dans le film,
il y a une grande ombre sur la terrasse, qui assombrit l’image.
Cette ombre n’existait pas à la prise de vue, et c’est elle qui donne
sa force au plan.
Est-il vrai que Les Trois singes a été inspiré par un film
d’Yilmaz Güney ?
Le point de départ du fi lm ressemble à un film de Güney que
j’aime beaucoup, Le Père, mais ça s’arrête là. C’est l’histoire
d’un homme riche dont le fils commet un meurtre, et qui paie
le gardien de sa propriété pour s’accuser à sa place. Güney joue
le rôle du gardien, qui passe des années en prison…
Votre bande-son est très travaillée ; elle rappelle le
cinéma de Bresson.
Robert Bresson est l’un de mes maîtres à penser. Pour raconter
certaines choses, l’image est inutile, le son suffit. Mais je n’y
pense jamais au tournage. Tout se construit au montage son
et au mixage. Il est extrêmement diffi cile de prendre des décisions
concernant le son : les possibilités sont infinies ; chaque son
peut créer un événement différent. C’est la première fois que
je n’emploie aucune musique dans un film, ce qui me satisfait.
À part la chanson de la sonnerie du portable.
D’où vient cette chanson ?
Quand on tournait Les Climats, à l’extrême est de la Turquie,
on était loin de tout. Une nuit, on a été obligés de dormir dans
le bus du tournage. Le froid nous a réveillés en pleine nuit ;
le moteur ne démarrait plus. Si on restait là, on allait mourir
de froid. On s’est mis à marcher. On a aperçu une lumière
au loin et on a frappé à la porte. Il y avait trois jeunes gens autour
d’un feu. L’un d’eux a raconté qu’il aimait une fille ; en Turquie,
pour se marier, il faut donner de l’argent à la famille de la mariée.
Il trimait déjà depuis deux ans pour réunir une somme suffi sante,
et racontait qu’il devait travailler encore cinq ans de plus avant
d’y arriver. Derrière, il y avait cette chanson d’amour qui passait !
Je n’ai jamais oublié ni la scène, ni la chanson !
|