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Uzak
de Nuri Bilge Ceylan
Lointain intérieur
Sylvain Coumoul, Cahier du Cinema, n° 586 (France),
janvier 2004
UZAK DÉSTRUCTURE L’ESPACE ET MINE LE TEMPS
LUI-MÊME : COMME SI LE POINT DE RENCONTRE DES PERSONNAGES N’ÉTAIT QUE
LE FRUIT D’UN CERTAIN ANGLE DE VUE.
Grand prix et double prix d’interprétation masculine à Cannes 2003, Uzak
(« lointain » en turc) retrouve le sujet du roman L’Invitation chez les
Stirl de Paul Gadenne : le malaise, d’abord repérable à des riens, entre
celui qui donne et celui qui reçoit l’hospitalité. Entre l’hôte et l’hôte,
en somme, selon une belle vérité de notre langue qui recouvre d’un mot
les deux composantes de ce couple.
Ne disposant pas, comme Gadenne, de l’outil du monologue intérieur, et
refusant l’artifice de la voix off qui orienterait l’identification vers
tel ou tel des protagonistes, Nuri Bilge Ceylan traite le personnage de
Mahmut, photographe installé à Istanbul, et celui de Yusuf, son cousin
débarqué de leur village natal, strictement à parts égales. Leurs deux
consciences se partagent le film, semblent même un moment s’en disputer
la signification, et ne se fondre que le temps d’un regard final et prolongé
de Mahmut sur les eaux du détroit.
Uzak désamorce toutes les stratégies formelles qu’on attendrait de lui.
Il est probable que Nuri Bilge Ceylan excelle aux échecs. 1. La menace
(l’idée) prime son exécution (l’action). 2. La valeur d’une pièce (d’un
personnage) équivaut à un certain nombre d’unités de temps (la durée des
plans), desquelles dépend la menée du déploiement spatial (le territoire
de l’appartement). 3. Il vaut mieux contrôler le centre à distance que
de l’occuper bêtement (principe à quoi Bilge Ceylan ajoute que le centre
n’existe pas).
Le spectateur met ainsi un temps fou, sans que cela n’entrave d’ailleurs
en quoi que ce soit son plaisir, à recomposer mentalement la pièce servant
à Mahmut de chambre, de salon télé et de bureau-bibliothèque. Plutôt que
de tracer une ligne de fracture entre la section où Yusuf n’aurait pas
droit de cité et celle où il serait toléré, la pièce tout entière fonctionne
comme un espace impossible, à la fois englobant et absent. C’est la fin
du lieu comme point particulier d’une topographie, au profit de son omniprésence
comme idée et comme sensation. Une présence-absence où n’a plus cours
la chimère d’un destin individuel.
Et la neige un matin de recouvrir Istanbul, histoire de mieux faire vaciller
l’appréhension de l’espace – par la caméra, lancée de travers et en arrière
le temps d’un bel extérieur jour, et par Yusuf, sorti chercher du boulot
sur un cargo qu’il découvrira couché sur le flanc, pris dans les glaces.
La fuite à ce moment du jeune homme – silhouette noire à qui les pans
du manteau font des ailes – du cadre fixe où gît son rêve de départ à
l’étranger, non seulement représente l’un des plus beaux plans du film,
mais résume aussi sa manière : image forte dans gangue feutrée, stratégie
du surgissement ou de l’envolée rapide dans une surdose d’immobilité,
assourdissant silence, etc.
« Mais où voudrais-tu aller ? Tu sais, tous les lieux finissent par se
ressembler », avait pourtant prévenu Mahmut, fort de son expérience de
rêve déçu, et dont on apprend qu’autrefois, avant de réaliser des clichés
commerciaux pour une marque de carrelage, il voulait « faire des films
comme Tarkovski ». (Très jolie scène, du reste, que ce repas où le témoin
des ambitions de jeunesse restera anonyme, la caméra étant braquée sur
celui qui réceptionne la charge, Mahmut.) Alors Nuri Bilge Ceylan réussit
son second minage, après celui du lieu : celui du temps lui-même, lorsque
Mahmut et Yusuf, dont quelques années seulement séparent la déception
passée et la déception en cours, apparaissent chacun comme la virtualité
de l’autre, simplement disposés à des étages différents d’une spirale
qui, vue du dessus, les verrait fondus en un seul point.
Cela ne signifie pas que les cousins vont se réconcilier, pour la simple
raison qu’ils ne se sont pas, à proprement parler, disputés. Surtout,
le point de fusion possible ne serait de toute façon que le fruit d’un
certain angle de vue. C’est là que le scénario d’Uzak – ou bien le labeur
de trois mois de montage, contre vingt jours pour Nuages de mai, au cours
desquels le film fondit de trois heures à moins de deux – parvient à refermer
harmonieusement la boucle du sens : la question du point de vue. Mahmut
regardant la télé, à plusieurs reprises, est toujours filmé selon un angle
unique ; et lorsque la caméra s’est enfin déplacée, nous comprenons, avant
même de voir à qui appartient ce bras dépassant du fauteuil, que Yusuf
l’y a remplacé.
Puis le film travaille un peu plus encore la question de l’image, devenue
objet transitoire stable dans un lieu et un temps secrètement mis à mal.
C’est en tout cas du statut accordé à celle-ci que Bilge Ceylan fait dépendre
le caractère de ses deux personnages, voire la ligné réelle de fracture
pouvant courir entre eux. Mahmut scrute les photographies de son mariage
passé, et ne parvient pas à s’extraire de sa rumination à vide ; Yusuf,
qui préfère regarder la jolie voisine à travers la vitre, ne se contentera
pas longtemps de cet écran interposé et la rejoindra dans l’image, quitte
à se cacher, d’ailleurs maladroitement, derrière un arbre. Surtout, une
fois cassé son espoir de séduction, il ne tardera pas à en convoiter une
autre. Mahmut, « honnête homme », vit dans le regret ; Yusuf, homme honnête,
dans l’inconscience mais aussi l’espoir ; l’image entre eux se pose en
arbitre.
Chacun aurait pu tirer bénéfice pour lui-même d’une meilleure cohabitation,
nous dit-elle. Mais voilà bien le genre de morale, nous dit-elle également,
dont il n’est pas possible de se convaincre à temps. Et c’est pour cela,
parce qu’une fine pellicule transparente – chacun en fait chaque jour
l’expérience – nous sépare de la réalité où nous pourrions « agir », qu’il
nous faut sans cesse des livres et des films pour au moins en témoigner.
Gadenne l’a fait, Ozu l’a fait, Dreyer l’a fait (les yeux écarquillés
de Gertrud sur fond blanc crayeux : « La vie est un rêve… »), Nuri Bilge
Ceylan s’y colle aujourd’hui. A parts égales du devoir de mémoire, semble
songer Mahmut à l’instant de contempler, seul, les eaux du détroit, existe
aussi un devoir d’oubli.
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