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Fluctuat

Si loin, si proche


Anne-Laure Bell, Fluctuat (France), 14 janvier 2004


Grand Prix au Festival de Cannes, Prix d'interprétation masculine pour ses deux acteurs, Uzak de Nuri Bilge Ceylan fait l'unanimité. Si le plébiscite critique amène parfois à la méfiance, qu'on ne s'y trompe pas, ce film est bien un petit chef d'œuvre. Une oeuvre de voyage, universelle et silencieuse, sur notre temps, un temps de proximité distante, de déconnexion à l'autre et d'isolement.


Cinéaste turque dans un pays où le septième art est sinistré, Nuri Bilge Ceylan fait figure d'ovni. Vingt ans après Yilmaz Gürney, Palme d'Or en 1982 pour son film Yol, Ceylan - les initiés prononcent djeilan - est propulsé sur la scène internationale en un court-métrage et trois longs. L'année dernière, il présentait Uzak à Cannes et était récompensé du Grand Prix, alors que ses deux acteurs principaux recevaient le prix d'interprétation masculine. Si le plébiscite critique amène parfois à la méfiance, qu'on ne s'y trompe pas, ce film est bien un petit chef d'œuvre.

En apparence, l'histoire est simple. Un jeune homme, Yusuf, quitte sa campagne dévastée par les conséquences du chômage et tente sa chance à la ville. Hébergé chez Mahmut, un cousin éloigné, il se frotte à un monde aux réalités loin de ses idéaux. Car il ne suffit pas d'aller dans le port d'Istanbul pour avoir du travail, comme il ne suffit pas d'avoir un cousin pour que celui-ci vous apprécie. Mais pourquoi abandonner ses rêves et l'idée qu'ils se réaliseront un jour ? Voilà une des questions que pose ce film.

L'un a les moyens de concrétiser ce qu'il désirait mais reste immobile, l'autre en est loin et ne cesse d'aller vers son but, revenant toujours au point de départ, tel un chien errant. Regardant et regardé, riches et pauvres, campagnards et citadins… le thème de la distance et de la considération ponctue la filmographie du réalisateur. Ici, la question semble cependant moins matérielle et plus cruciale. Mahmut est complètement désabusé, usé. Il n'a plus la force d'entreprendre ou de rêver. Ni cinéaste, ni photographe artistique - alors qu'il déclarait dans sa jeunesse qu'il serait le nouveau Tarkovski -, il fait des photos publicitaires et gagne très bien sa vie. Le renoncement l'a amené petit à petit à ne plus rien faire. Alors que la photo parfaite se présente sous ses yeux, il n'a même plus la force de sortir son matériel. Le temps de la création ne vient qu'une fois et on ne peut le laisser filer impunément.

L'arrivée inopinée de Yusuf, godillot aux pieds et techniques de drague sommaires, fumant des cigarettes de marin, puant et parlant trop, bouleverse l'intérieur et la vie rangée de son cousin. De cette cohabitation particulière, de cette proximité distante, naissent au demeurant de belles ponctuations tragi-comiques qui font tout le sel de leur relation paradoxale. Agacé par cette incarnation d'une sorte de retour du refoulé, Mahmut en éprouve un réel ressentiment, un malaise qui traverse l'écran.

Si ce film a un caractère universel dans son propos - en témoigne sa nomination à l'Oscar du meilleur film étranger et sa programmation dans les festivals du monde entier - sa facture le démontre également. Le réalisateur laisse le plan filer afin de faire exister pleinement les moments de vie contradictoires et ambigus, anecdotiques en apparence. Eprouvant ses comédiens, il tire toute la moelle d'une séquence, et permet furtivement à l'émotion de se déposer lentement sur la pellicule parce qu'il n'y a pas d'autres échappatoires. Le traitement sonore accentue les instants parfois documentaires du film. Peu de dialogues mais des sons nombreux échos de la réalité sociale et politique.

Ainsi le film, à travers le parcours de Yusuf notamment, parle de quelque chose que tout le monde peut ressentir quand on voyage. Errer, étranger et seul… En contact avec les bruits, le spectateur est amené à ressentir les situations dans leurs aspects les plus triviaux : ces sons provoquent nos sens. On sent les odeurs de la campagne quand les personnages traversent les plaines, on retrouve cette sensation de la neige lorsque dans un sublime premier plan Yusuf marche sur cette étendue immaculée… Servi par une sublime photo, un cadrage tout aussi travaillé, jouant d'images de cartes postales pour mieux enfermer son personnage principal, ce film nous offre encore un voyage tant touristique qu'intérieur... un tour du monde.