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Cannes
Compétition Ça bosse pas fort sur le Bosphore
Jean Roy, l'Humanité (France), 13 janvier 2004
La production turque est sinistrée, mais Usak
est un bien beau film, conte désenchanté de la solitude urbaine.
En 1982, Yol obtenait une palme d'or demeurée dans toutes les mémoires.
Son réalisateur, Yilmaz Güney, eut encore le temps de donner le Mur l'année
suivante, avant de mourir dix-huit mois plus tard. Depuis, aucun film
turc n'était jamais parvenu à accéder à la compétition cannoise. Une cinématographie
vivante mourait à petit feu pour avoir été abandonnée à la conception
la plus mercantile du commerce. La situation n'a pas changé (là où les
autres films arrivent accompagnés de somptueux dossiers de presse, une
simple photocopie du générique nous a été remise pour celui-ci), mais
un talent a surgi, comme cela peut advenir y compris dans les pires situations.
Nous avions découvert Nuri Bilge Ceylan à Berlin en 1998 avec son premier
film présenté dans le cadre du Forum, Kasaba (la petite ville), vision
intimiste et nostalgique en noir et blanc d'un village anatolien coupé
du monde, qui n'était autre que celui où avait grandi le réalisateur.
Toujours à Berlin, mais en compétition, nous avions vu la suite, Nuages
de mai. Le personnage, en couleur cette fois, était devenu réalisateur
de documentaires et retournait sur les lieux de son enfance filmer les
siens dans une approche naturaliste quasi ethnographique, renvoyant aux
meilleurs souvenirs de l'Arbre aux sabots d'Olmi ou aux débuts des Taviani.
Un auteur se confirmait, nourrissant son ouvre de sa vie dans une sorte
de journal intime jamais narcissique, sans l'esbroufe qu'on apprécie tant
par ailleurs chez Moretti. Non, juste dans une douceur mélancolique et
respectueuse, un essai de méditation sur les ruines comme on en trouve
en peinture chez Hubert Robert ou au théâtre chez Heiner Müller.
Cette fois, c'est encore la suite. Uzak commence là où Nuages de mai s'achevait.
Nous sommes passés à Istambul, que nous ne quitterons pas. La douceur
printanière a cédé le pas aux frimas hivernaux, ce qui nous vaut de magnifiques
plans du Bosphore sous la neige. Curieux comme les agences de voyages
n'illustrent jamais leurs dépliants avec les minarets de la Mosquée bleue
sur fond de ciel blafard agrémenté de flocons tant cela est émouvant.
Mais, bon, au touriste qui ne choisit pas les sports d'hiver, il faut
vendre du soleil et Ceylan ne fait que produire de l'art. Notre personnage,
Mahmut (encore joué par Muzaffer Ozdemir), a atteint le milieu de la quarantaine.
Il est désormais photographe, ne semble travailler que pour des commandes
ingrates rendues en service minimum. Il a divorcé, traîne vaguement au
café avec ses copains, les filles ne répondant pas aux invitations du
groupe, fait appel à une professionnelle silencieuse quand le besoin l'emporte
ou reste vautré dans son divan cradingue à passer mollement d'une chaîne
de télévision à une autre, les pornographiques retenant à peine davantage
son attention. On apprécie au passage la discrète critique de l'invasion
d'images informes par le tube cathodique, c'est elle qui, ici comme tous
les pays où le cinéma n'est pas défendu politiquement, a tué les films
exigeants.
Surgit alors le cousin de campagne, Yussuf (Mehmet Emin Toprak). On l'avait
vu un peu dans Nuages de mai, où il demandait au réalisateur de la prendre
comme assistant. Le voici qui débarque dans l'espoir de se faire héberger
le temps de trouver du travail. À vingt-cinq ans environ, il est chômeur,
l'usine qui l'employait ayant fermé. Son seul désir et de s'engager sur
un navire pour voir le monde et gagner sa croûte, mais il y a loin de
la coupe aux lèvres. Les portes des armateurs affichent qu'on ne recrute
pas, la crise est là aussi. Alors il ne lui reste qu'à errer, à voir filer
les heures devant un thé, dans l'attente de la rencontre qui serait décisive,
à se promener sans but sur les docks. Le rien se nourrit du peu. Nous
pourrions nous lasser, et bien non tant le cinéaste a le sens de la composition
des plans comme du rythme. La référence cette fois serait plutôt l'Antonioni
des années soixante, ou plus encore Valerio Zurlini, mais qui se souvient
de lui ?
Nous étions obligés de présenter les cousins séparément. Ils sont pourtant
souvent ensemble et la chose ne se passe pas très bien. Sens de l'hospitalité
oblige, Mahmut héberge Yussuf, mais la simple liste des recommandations
qui vont de la cigarette autorisée seulement dans la cuisine aux toilettes
dont une ne fonctionne pas, en passant par le papier gluant destiné à
attraper la souris sur lequel il vaut mieux éviter de poser le pied suffisent
à faire comprendre que la cohabitation ne sera pas facile. L'un est un
artiste cinéphile qui a sa situation et se complaît dans la méditation
solitaire sur l'écart grandissant entre sa vie et ses idéaux, l'autre
est tout son contraire. Le schéma du " film de potes que tout oppose
" affleure, mais le metteur en scène, qui ne travaille pas dans le
cadre du film de genre, fait tout pour l'éviter, se contentant du double
éclairage psychologique que l'un permet de poser sur l'autre. La fin ne
sera gaie ni pour Mahmut, ni pour Yusuf, ni pour la souris. Le spectateur,
lui, aura vu cette chose rare qu'on appelle du cinéma.
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