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Istanbul
n'est plus Byzance
Jean Roy, La Croix (France), 14 janvier 2004
Premier grand film de l'année, Uzak, doublement
primé à Cannes, est une ouvre exigeante qui impose l'austère rigueur de
son écriture.
Il y a, dans Uzak, un premier plan comme on aimerait en voir dans tout
film, en ce qu'il se suffit à lui-même pour savoir qu'un cinéaste est
là et que, dès lors, il suffit de se laisser porter à l'unisson pour l'entendre.
Dans un paysage neigeux de basse montagne, un homme est saisi dans le
lointain, il s'avance vers nous. On n'entend que le crissement des pas
dans la neige, l'essoufflement provoqué par cette marche difficile. On
devine à la façon dont ce point venu de loin s'approche lentement mais
inexorablement que le trajet est long. Cet homme prend son temps, le plan
et donc le film aussi. Rien n'a été explicité mais tout est ressenti,
charnellement. Finalement, l'homme est parvenu à nous et quitte l'écran,
longeant la caméra qui n'a pas bougé. En toute logique, nous devrions
passer à la suite, à un autre plan fixe comme il est d'usage chez les
metteurs en scène contemplatifs. Non. Le plan continue alors que la caméra
se met en mouvement, dans un panoramique qui découvre le paysage aride,
ingrat, d'une végétation brûlée par le froid. Ce devrait être la fin,
et bien non, encore. L'homme réintègre le cadre, revient dans le champ
portant son sac sur le dos, respire.
Le générique est passé, un deuxième plan commence. Nous sommes en longue
focale en intérieur, dans une pièce sombre. Au loin dans le flou, à peine
discernable, une prostituée couchée s'apprête à l'assaut du client, à
moins que la lassitude en soit venue à transformer un acte amoureux en
simulacre marchand. Un homme est là mais on ne le voit pas bien, de dos,
occupant une partie disproportionnée du cadre. L'homme va vers cette grosse
femme, tas de chair défraîchie pour autant qu'on puisse en juger, mais,
quand même, on peut. Pas une parole toujours, juste des bruits de circonstance,
l'âpreté rugueuse du son direct, ou plutôt son illusion tant il faut en
fait une grande qualité d'orchestration en studio pour parvenir à une
mélodie si faussement naturelle. Les premiers mots entendus vont l'être
au plan suivant, un message laissé sur le répondeur d'un téléphone que
l'homme, présent chez lui, se garde bien de décrocher. Car, oui, il y
a maintenant un personnage, dont nous accompagnons la solitude, dans l'appartement
dont il vient d'être question, ou se reposant un instant au dehors dans
l'écoute du clapotis d'une eau qui muse avec la grève. Istanbul, on le
sait, est ville portuaire, et c'est ainsi qu'on comprend, par détection
de l'ellipse spatio-temporelle mise en jeu, le trajet qui s'est déroulé
depuis les montagnes anatoliennes jusqu'à la métropole turque à cheval
sur l'Orient et l'Occident.
Maintenant, tout se précise, encore davantage si l'on connaît les deux
premiers volets de la trilogie qu'Uzak vient clore. Kasaba (la petite
ville) était une vision intimiste et nostalgique en noir et blanc d'un
bourg anatolien coupé du monde, qui n'était autre que celui où avait grandi
le réalisateur. Dans Nuages de mai, en couleurs cette fois, le cinéaste
était devenu documentariste et retournait sur les lieux de son enfance
filmer les siens dans une approche naturaliste quasi ethnographique, renvoyant
aux meilleurs souvenirs de l'Arbre aux sabots, d'Olmi, ou aux débuts des
Taviani. Un auteur se confirmait, nourrissant son ouvre de sa vie en une
sorte de journal intime à la Moretti, mais sans le narcissisme de ce dernier,
dans une douceur mélancolique et respectueuse, essai de méditation sur
les ruines comme on en trouve en peinture chez Hubert Robert, ou au théâtre
avec Heiner Müller. Cette fois, Mahmut (toujours joué par Muzaffer Ozdemir),
notre citadin d'Istanbul qui a atteint le milieu de la quarantaine, est
devenu photographe. Il rêvait d'être Tarkovski mais se contente de commandes
ingrates bien payées rendues en service minimum. Divorcé d'une femme qui
ne pourra plus avoir d'enfants après un avortement et dont il est toujours
épris sans vrai espoir de se faire pardonner sa lâcheté d'alors, il traîne
vaguement au café avec ses copains ou reste vautré dans son divan usé,
à passer mollement d'une chaîne de télévision à une autre, les pornographiques
(cas unique en pays musulman) retenant à peine davantage son attention.
" Cinquante chaînes et que de la merde ", soupire-t-il, dans
une discrète critique de l'invasion d'images informes via le tube cathodique
dont on sait qu'en Turquie, comme dans tous les pays où le cinéma n'est
pas défendu politiquement, ce sont elles qui ont tué les films exigeants.
Nous sommes avec Mahmut témoins d'une vision désenchantée du monde, de
la misère sexuelle et de la solitude, renforcée par la triviale banalité
des gestes quotidiens, le ruban adhésif gluant au sol destiné aux rongeurs
dans lequel on se prend les pinceaux, ou le jet de déodorant dans les
chaussures avant de les remiser dans leur tiroir. Chez Chaplin, cela donnerait
lieu à gag. Pas ici, même si l'on sourit, où il n'y a qu'affrontement
mou avec la grande inertie du monde. Le tout sans musique et sur fond
oppressant d'un Istanbul sous une neige tombant drue, dans la brume, comme
on ne l'a jamais vu dans un film, pas sous l'objectif d'un artiste en
tout cas, dans une symphonie de blanc qui peine à laisser deviner la mosquée
du sultan Ahmet ou un cargo au loin sur le Bosphore.
L'autre homme, le rural venu d'Anatolie, a nom Yussuf (Mehmet Emin Toprak,
qu'on avait vu dans Nuages de mai où il demandait au réalisateur de l'employer
comme assistant, par ailleurs mort dans un accident de voiture peu avant
d'être distingué à Cannes). Chômeur depuis que la fermeture de l'usine
a mis un millier de villageois à la rue, le voici qui débarque chez son
cousin Mahmut dans l'espoir de se faire héberger le temps de s'engager
sur un navire pour voir le monde et gagner des dollars, mais il y a loin
de la coupe aux lèvres. Pas d'embauche, la crise est là aussi. Alors,
il ne lui reste qu'à errer, à regarder filer les heures au bistro devant
un thé dans l'attente de la rencontre qui serait décisive, à se promener
sans but sur les docks ou à s'incruster chez son parent maniaque de la
propreté là où la sienne est plus que douteuse, avec les crises de cohabitation
que cela entraîne. Tout cela n'est guère gai, le paradoxe de la situation
étant que le défavorisé reste sûr de lui, comme le sont généralement les
forts en gueule un peu bête, là où l'intellectuel nanti se complaît dans
l'observation masochiste de l'écart grandissant entre ses idéaux et sa
pratique. Tout les oppose mais, ensemble, ils ne sont plus seuls. Ne pas
attendre une fin heureuse pour autant. Producteur d'Usak (lointain) -
sans la moindre aide de l'État -, dont il est aussi scénariste, chef opérateur,
réalisateur et monteur, Nuri Bilge Ceylan donne là un film majeur, entre
l'Antonioni de la trilogie de l'incommunicabilité et l'Angelopoulos de
Paysage dans le brouillard. La lenteur de l'action et le peu de péripéties
rebuteront à juste titre qui quête un vain divertissement. Les autres
reconnaîtront que le grand prix de Cannes (majoré d'un double prix d'interprétation)
était bien mérité.
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