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Uzak
: Variations Stanbouliotes
François Skvor, L’idealiste, Nov 2003
Troisième long métrage de Nuri Bilge
Ceylan, Uzak (Lointain) a créé la surprise en remportant le Grand Prix
du Jury à Cannes. 21 ans après la Palme d'Or décernée à Yol (Yilmaz Güney),
ce film vient consacrer l'oeuvre d'un auteur qui porte à l'écran une sensibilité
proprement turque.
Le film commence par un long plan-séquence
: plongée en pleine matière anatolienne, bouquet de sensations brutes.
Le ton est donné : ce sera celui de l'école buissonnière, du vagabondage
de sensations en visages, d'odeurs en états d'âmes dans le sillage de
Yusuf (Mehmet Emin Toprak), un jeune fraîchement débarqué à Istanbul.
« Nous vivons selon des conventions, nous percevons le monde tel qu'il
nous a été décrit ... L'art permet de casser les lieux communs, d'enrichir
notre regard », prévient le réalisateur.
Uzak prend la forme du câble qui se balance dans le vide sur un chantier
naval à l'abandon où se promène Yusuf. Elévation, mouvement : un regard
neuf sur les choses, fragile, taraudé qu'il est par le néant, la déréliction
qu'incarne Mahmut (Muzaffer Özdemir), le cousin, chez qui Yusuf est hébergé
le temps de trouver un emploi. L'ingénuité du nouveau venu déploie tout
un espace imaginaire adossé à un réel que la neige a transi. La bande-son
diffuse continuellement les motifs de la corne d'un navire et du cri des
mouettes : rien de moins réaliste que cette musique des rêves de Yusuf,
venu à Istanbul pour intégrer la marine marchande.
« Cinégénie » de la langue turque
Uzak échappe par là à tout vérisme social : fervent admirateur de Tarkovski,
le cinéaste livre une oeuvre physique et poétique. En cela, il est un
des premiers à assumer pleinement la «cinégénie» de la langue turque.
Langue qui absorbe mouvement et sensations dans les mots ; langue créatrice,
souple, imitatrice, éminemment physique, auditive et tactile : tardivement
conceptuelle, elle glisse sans cesse de la représentation au contact.
L'oeuvre de Nuri Bilge Ceylan offre l'apparent paradoxe d'une sensibilité
a-priori non-visuelle réussissant le passage à l'écran : prouvant au passage
que le septième Art n'est pas spécifiquement un art de l'image.
« Le langage que parlait ma mère au village était beaucoup plus riche
que le langage littéraire ou celui d'Istanbul. A partir de sons, on inventait
de nouveaux mots qui rendaient sensibles tout un ensemble d'idées beaucoup
plus subtiles », raconte le cinéaste.
Une vie des mots qui réduit d'autant l'importance du verbe comme moteur
de la phrase. L'emploi répandu de la phrase nominale en Turc constitue
une autre forme de célébration « cinématographique » du réel. Et s'oppose
du tout au tout à la sacralisation romanesque de l'action (verbale) comme
réalisation d'une intention : Uzak n'est pas un film sur l'exil ni sur
la crise. Ce n'est pas un film à discours.
Oeuvre elliptique, allergique à tout bavardage, toute justification :
un film errant, lacunaire, parfois sombre, parfois lumineux mais laissant
toujours au réel son épaisseur, à la vie sa densité. Impression que le
réalisateur renforce par l'emploi d'objectifs à longue focale, laissant
l'environnement de ses personnages dans un brouillard épais.
Le voyage et le piège
Entre Uzak (Lointain) et Tuzak (Piège), la différence est infime : là
où la parole prolonge physiquement la chose, elle est glissement réel
de l'un à l'autre. Le film finit d'ailleurs par polir le lointain en miroir
aux alouettes : il n'y a pas plus de travail à Istanbul qu'au village.
Yusuf renonce, s'invente des excuses, culpabilise. Etouffé Candide sous
l'inertie du néant : Mahmut reprend le dessus ; les choses et le câble
pendent alors de façon obscène, ridicule, à l'équilibre. Triomphe de la
carcasse : l'épave du bateau qui évoquait à Yusuf le voyage et la mer
devient l'image de son propre corps échoué devant la télé, d'une ville
gigantesque, immobile. Il finira par disparaître sans laisser d'autre
trace que celle de l'odeur d'une cigarette brûlée par Mahmut au tout dernier
plan du film.
L'imaginaire déserte un réel poétiquement stérile : le réalisateur recourt
à des trucs pour exprimer le rêve de son personnage (Une étoile dans la
chambre de Yusuf, des voix...). Et verse dans l'allégorique : la scène
de la souris prise au piège et vouée à une mort certaine ou la scène de
l'oeuf qui roule jusqu'à l'immobilité.
Le film s'en remet alors aux dialogues, à un balisage plus conventionnel,
répétitif : l'adhésion est moindre.
Ici, le cinéaste s'engage et choisit de vouer son art au silence plutôt
que de le compromettre avec une réalité urbaine haïe. Jouant les Cassandre,
à l'image de Mahmut convaincu de l'impossibilité actuelle d'un Tarkovski
: mais lorsque Nuri Bilge Ceylan le confronte à un ami qui lui reproche
son amertume et sa faiblesse, il laisse une porte ouverte : retournera-t-il
très vite à son Anatolie natale ? Pas sûr.
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