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Istanbul
désolé
Serge Kaganski, les Inrockuptibles (France), No:424,
14 au 20 Janvier 2004
Uzak, c’est l’histoire d’un chômeur des
campagnes séjournant chez un cousin aisé de la ville. Malgré la proximité
parentale et spatiale, les deux ne communiquent pas. Dans un Istanbul
hivernal, Nuri Bilge Ceylan observe superbement le gel des sentiments.
Un
village montagnard sous la neige. Le plan, fixe, large, distant, est splendide.
Du fond de ce tableau, un petit point bouge, s’avance, animant l’image
et conjurant la simple transposition d’une nature morte. C’est un homme
qui marche, et prendra quelques minutes pour parcourir les quelque 500
mètres séparant l’arrière-plan de l’avant-plan. Cut, générique. En ce
superbe prologue, Nuri Bilge Ceylan pose les fondements esthétiques et
thématiques de son film : le rapport entre espace et durée.
L’homme du prologue est Yusuf, villageois au chômage qui vient tenter
sa chance à Istanbul. Il s’incruste chez Mahmut, lointain cousin photographe,
dans un appartement cossu. Il attend beaucoup de ce parent : de la chaleur
humaine, du piston (ou au moins des pistes) pour trouver du travail. Le
problème, c’est que Mahmut n’est pas d’humeur. Vaguement déprimé, il a
visiblement besoin d’être seul. Héberger ce cousin des champs est la dernière
chose qu’il souhaite. Où l’on retrouve nos amis l’espace et la durée.
Comment partager un lieu de vie quand le désir des cohabitants ne coïncide
pas ? Comment nouer une relation quand le rapport au temps n’est pas le
même, quand l’un veut s’activer, trouver du travail, contracter les durées,
alors que l’autre, en phase de glande et d’introspection, aspire à dilater
le temps ?
Ces questions aussi prosaïques qu’existentielles
sont aussi d’éminentes questions de cinéma.
Nuri Bilge Ceylan y répond de deux façons. La première est celle du cinéma
moderne, le cinéma de la crise du couple, de la difficulté à communiquer,
selon un lignage qui irait d’Antonioni à Tsai Ming-liang. Longs plans
silencieux, personnages tournés vers leur intériorité, mise en scène fondée
sur la contemplation qui fait entrer le spectateur dans les pensées des
personnages. Cinéma qui s’adresse au regard et à la pensée plutôt qu’au
corps et aux tripes. La seconde façon est a priori antinomique de la première
: l’humour, le comique. Mais ces injections de burlesque s’intègrent harmonieusement.
Il faut voir les stratégies de Mahmut pour échapper à Yusuf (elles font
penser aux parties de cache-cache de deux colocataires s’ignorant dans
le Vive l’amour de Tsai Ming-liang). Ou la façon dont il est incommodé
par l’odeur des chaussures de son visiteur. Ou la rapidité avec laquelle
il change de chaîne quand l’autre rapplique, zappant d’un porno à un programme
culturel ennuyeux (le meilleur moyen d’éloigner l’indésirable).
Tout cela est assez drôle, mais aussi grinçant, parce qu’on sent la barrière
des classes, la condescendance que l’intellectuel bourgeois urbain éprouve
pour son congénère de la cambrousse. On peut toujours extrapoler à partir
de ce couple, y voir un symbole de la société turque écartelée entre ruralité
archaïque et modernité urbaine, pauvreté et élite bourgeoise, islamisme
et laïcité… Ce qui est sûr, c’est que, malgré son aisance, Mahmut le photographe
en panne sentimentale n’est pas plus heureux ou épanoui que Yusuf le plouc
chômeur. Et que ces deux hommes, ces deux mondes, n’ont pas réussi à se
rencontrer, à dialoguer, à échanger, chacun restant muré dans ses échecs.
A l’instar d’un Istanbul drapé de son manteau de neige et de brume, le
gel des sentiments et des relations humaines semble tout vitrifier.
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Uzak
Serge Kaganski, les Inrockuptibles (France), No:424,
14 au 20 Janvier 2004
Un villageois au chômage vient
tenter sa chance à Istanbul. Il s’incruste chez un lointain cousin photographe.
Ce dernier est peu bavard, vaguement déprimé et a visiblement besoin d’être
seul. Comment partager un lieu de vie quand le désir de cohabitation des
deux partenaires ne coïncide pas du tout ? Comment nouer une relation
quand le rapport au temps n’est pas du tout le même ? Nuri Bilge Ceylan
répond de deux façons. La première est celle du cinéma moderne. Longs
plans silencieux, personnages tournés vers leur intériorité, mise en scène
fondée sur la contemplation, la méditation. La seconde est à priori antinomique
: l’humour, le comique. Mais ces injections de burlesque pince-sans-rire
fonctionnent à merveille et s’intègrent harmonieusement dans le tableau
d’ensemble. Tout cela est assez drôle, mais aussi très grinçant, parce
qu’on sent la barrière des classes sociales, la condescendance que l’intellectuel
bourgeois urbain éprouve pour son congénère de la cambrousse profonde.
Un constat pessimiste, désespéré, glaçant et superbement mis en scène.
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Les
vérités de Ceylan
Serge Kaganski, les Inrockuptibles (France), No:424,
14 au 20 Janvier 2004
Pour lui, « les regards, les gestes, les
expressions mentent moins que les mots ». Pour lui aussi, le plan-séquence
est une forme de respect du spectateur. Entretien avec Nuri Bilge Ceylan,
admirateur de Bergman et d’Ozu, et qui a beaucoup lu avant de se lancer
derrière la caméra.
On a d’abord découvert Nuri Bilge Ceylan en France
avec son second long métrage, le beau Nuages de mai, distribué ici en
2001. Depuis, le troisième, Uzak, a été copieusement et très justement
primé à Cannes : Grand Prix et Prix d’interprétation masculine – ex æquo
– pour Muzaffer Ozdemir et Mehmet Emin Toprak (le second est décédé dans
un accident après la fin du tournage). Nuri Bilge Ceylan, né en 1959 à
Istanbul, est un éminent représentant de l’intelligentsia de la Turquie,
pays à cheval sur toutes les failles – sismiques, continentales, politiques,
religieuses. Mais plutôt que des sujets attendus (islamisme, laïcité,
la Turquie est la championne paradoxale de ces deux disciplines), il préfère
parler de l’éthique du plan-séquence ou de l’excellence des acteurs amateurs.
ENTRETIEN > Comment
avez-vous découvert le cinéma ?
Nuri Bilge Ceylan – Enfant, dans les années 60. Il n’y avait pas la télé,
le cinéma était un passe-temps magique, la chose la plus puissante de
nos vies. On voyait essentiellement des films turcs : mélodrames, films
de science-fiction, westerns… A l’époque, l’industrie du cinéma turque
en produisait trois cents par an. Les films hollywoodiens sont venus un
peu plus tard. Ensuite, en faisant mon service militaire à Ankara, je
me suis senti très seul. Et quand on est seul, on est poussé à la méditation,
on réfléchit à ce que l’on veut faire de sa vie, à qui l’on est. Je lisais
beaucoup et je suis tombé un jour sur l’autobiographie de Roman Polanski.
Ça m’a marqué. J’étais photographe, donc familier avec la technique, et
je me suis dit : pourquoi ne pas essayer de faire un film ? L’idée a fait
son chemin, j’ai lu beaucoup de livres de technique cinématographique
car je voulais me sentir en sécurité avant de me lancer. Et au bout de
dix ans, j’ai fini par faire mon premier court métrage. J’avais 36 ans.
Je trouve que c’est tard. Mais mieux vaut tard que jamais.
Avez-vous visionné
des films autres que les films turcs de votre enfance ?
Le premier film qui m’a marqué sur le plan cinéphile, j’avais 16 ans,
c’est Le Silence de Bergman. Là, je me suis dit que le cinéma pouvait
être autre chose que du divertissement. Mais ce n’était pas facile en
Turquie de voir les films des grands auteurs du monde entier. Après le
service militaire, je suis parti en Angleterre : là, je voyais trois films
par jour ! Ozu a été important, il m’a beaucoup fait réfléchir au cinéma,
à la mise en scène, aux choix esthétiques. Plus Ozu est devenu vieux et
célèbre, plus il est allé vers l’épure, contrairement à la majorité des
cinéastes qui veulent toujours plus de moyens techniques.
Pourquoi votre cinéma
est-il aussi maigre en dialogues ?
Parce que je crois que les visages et les corps disent plus de choses
que les mots. Dans la vie, beaucoup de gens mentent. Les mots sont souvent
plus un paravent qu’un vecteur de vérité, ils servent plutôt à camoufler
qu’à dévoiler. Je ne crois pas trop à ce que les gens disent, mais je
crois beaucoup à ce qu’ils ne disent pas. Ce que les gens taisent comporte
beaucoup plus d’informations. Les regards, les gestes, les expressions,
les postures mentent moins que les mots. J’en profite pour dire qu’il
est difficile d’atteindre la vérité dans un entretien ! Bon, je ne vous
mens pas, cartes, mais disons que vous n’obtiendrez qu’une infime parcelle
de ma vérité.
Quelle est votre méthode
de travail avec vos acteurs, qui sont des non-professionnels ?
C’est facile de travailler avec eux parce que nous avons collaboré sur
tous mes films. Muzaffer est un ami de longue date, nous nous connaissons
et nous entendons très bien. Quand je travaille avec des acteurs que je
ne connais pas, je suis un peu plus anxieux, surtout avec les professionnels.
Ils sont plus dépendants des poncifs du métier d’acteur. Un amateur, si
l’on choisit la bonne personne pour le rôle, peut juste utiliser ses propres
expériences, ses propres mots, et c’est souvent beaucoup mieux que les
trucs de professionnels, parce que c’est directement lié à la vraie vie.
Un pro se base sur la technique et sur ses rôles précédents. Je préfère
filmer des êtres humains que des acteurs.
Vous utilisez abondamment
le plan-séquence et quasiment pas le gros plan…
Plus que des choix esthétiques, ce sont plutôt des choix moraux. Pour
faire un gros plan, il faut une bonne raison. Quand on fait un gros plan,
il faut une bonne raison. Quand on fait un gros plan, on impose quelque
chose au public, on dirige son émotion. Je pense que le point de vue d’un
film doit être proche du point de vue dans la vie. Par exemple, vous êtes
assis au café, vous observez un couple à une table voisine, vous vous
mettez à imaginer ce qu’ils se disent, quelle est leur relation, etc.
Je pense que le metteur en scène doit adopter ce type de point de vue,
et ensuite le spectateur est comme s’il était assis au café : il doit
deviner ce que sont profondément les personnages, il participe à leur
élaboration. Un spectateur doit être actif dans sa vision d’un film. Quand
on montre trop, quand on explique trop, quand on fait des gros plans (c’est-à-dire
qu’on choisit le point de vue à la place du spectateur), on rend le spectateur
passif. C’est pareil pour les plans-séquences : si je ne ressens pas le
besoin de couper, je ne coupe pas. Cette option est dure pour mon cœur
! S’il y a une erreur au bout de cinq minutes, il faut tout refaire !
Uzak casse beaucoup
de clichés sur la Turquie, ne serait-ce que par le fait de filmer Istanbul
en hiver sous la neige. Le cinéma est-il un bon outil pour briser clichés
et préjugés?
Oui, mais le cinéma a aussi le pouvoir de créer des clichés. Par exemple,
une grande partie de ce qu’on croit connaître de l’Amérique vient des
films. Pourtant, l’Amérique est beaucoup plus complexe et diverse que
les films hollywoodiens. Mais vous avez raison, le cinéma peut aussi être
un briseur de clichés, un vecteur de complexité, s’il est bien utilisé
! Mon projet de cinéaste ne consiste pas à casser les clichés ou à en
véhiculer, c’est beaucoup plus simple : je souhaite montrer la réalité
telle que je la vois et la ressens.
Depuis Laurel et Hardy,
deux personnages opposés font souvent du bon cinéma comique. Uzak est
plutôt grave, mais parsemé de moments drôles…
Je n’ai pas eu l’intention de faire une comédie, mais je crois qu’un brin
d’humour fait encore mieux ressortir l’aspect tragique des choses. La
vie, souvent difficile, est aussi parsemée d’un tas de microévénements
comiques. Si l’on veut montrer la réalité, il faut inclure aussi de tels
moments. J’aime bien regarder la vie par ses aspects humoristiques, même
dans les moments les plus tragiques.
Comment vos films sont-ils
montrés et reçus en Turquie ?
Comme partout, le cinéma hollywoodien y domine le marché. Mais il y a
un public pour les films d’art et essai, et ce public grossit, sans doute
grâce au Festival d’Istanbul. Notre situation de ce point de vue est bien
meilleure que celle de l’Iran par exemple. Les films d’auteur iraniens
ne sont pas montrés en Iran alors que les films d’auteur turcs sont montrés
en Turquie. Tous mes films ont été distribués, avec un bon accueil critique
et un public restreint mais solide.
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