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Ceylan, c’est excellent
Eric Mandel, Le Journal du Dimanche (France), 11 Janvier
2004
Uzak, du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan,
raconte la cohabitation forcée entre deux cousins à Istanbul. Le film
a été deux fois primé au dernier Festival de Cannes
DANS LA petite cuisine d’un appartement parisien. Nuri Bilge Ceylan enchaîne
les thés au rythme des interviewes. Le cinéaste turc est de passage pour
parler de son troisième long métrage : Uzak (distant, en turque), chronique
intimiste, est un film sombre et contemplatif, couronné lors du dernier
Festival de Cannes par deux récompenses majeures : le grand prix du jury
et le double prix d’interprétation masculine décerné aux acteurs Muzaffer
Özdemir et Mehmet Emin Toprak (disparu en décembre 2002 dans un accident
de voiture). Une première dans l’histoire du Festival. Et la consécration
internationale pour Nuri Bilge Ceylan, bien décidé à préserver son statut
d’artisan.
« Depuis Cannes, des producteurs semblent s’intéresser à moi, confirme
Ceylan, homme à tout faire de ses films, à la fois scénariste, photographe,
monteur, chef opérateur, acteur et producteur. Mais cela ne va pas changer
grand-chose à ma façon de travailler. J’ai créé un système qui fonctionne
très bien. Je tourne avec des budgets faibles et une équipe minimale.
Cela me permet d’autofinancer mes films. Pour Uzak, nous avons tourné
dans mon appartement d’Istanbul avec cinq personnes, moi compris. »
Uzak raconte donc la cohabitation difficile, mais finalement salutaire,
entre deux cousins originaires du même village. Le premier, Mahmut, installé
depuis plusiuers années à Istanbul, est devenu un citadin plutôt aigri
et désabusé. Divorcé, il vit seul dans un appartement confortable et travaille
comme photographe pour une entreprise de carrelage. Le second, Yusuf,
vient de quitter son village après la fermeture de l’usine locale. Il
s’installe chez Mahmut pour une petite semaine, le temps de trouver un
boulot de steward sur un paquebot. Mais la crise sévit aussi à Istanbul.
Et le provisoire s’éternise.
Autant le dire tout de suite, Uzak n’est pas un film d’une folle gaieté.
Ceylan ancre son récit dans une réalité souvent désolante, même si, par
moments, il croque avec une tendre ironie les situations cocasses du quotidien.
Un rythme lent, des plans-séquences longs, souvent fixes (magnifiques
extérieurs d’Istanbul sous la neige), une action dénuée de nœuds dramatiques
et des dialogues réduits au minimum définissent le style épuré du réalisateur.
Et le spectateur est captivé. Malgré cette austérité, l’ennui ne pointe
pas le bout de son nez durant les 1 h 50 du film. « Les images, les silences
ou les non-dits dévoilent la vérité intérieure d’une personne mieux que
de longs dialogues. » Avec une simplicité et une justesse de ton dénuée
de pathos, Uzak dit la solitude existentielle, l’ennui et le renoncement,
aborde l’exil et la perte des racines, décrit la frustration sexuelle
et l’incommunicabilité entre les êtres.
Par petites touches et une utilisation habile des ellipses, le cinéaste
dévoile les fêlures intimes de ses deux protagonistes. Une manière pour
lui de se raconter à travers le personnage peu flatteur (mais attachant)
de Mahmut. Comme son protagoniste, il a vu grandir « le fossé entre mes
idéaux artistiques et le cours de ma vie. Pendant dix ans, j’ai officié
comme photographe pour une entreprise de carrelage à Istanbul. Je gagnais
bien ma vie mais l’argent me rendait paresseux. Je m’inventais des excuses
pour justifier mon refus de faire des films. Je ressentais un immense
sentiment de vide, comme une petite mort ».
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