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Pascal Deux, L’acid,
January 2004
Il en est des films comme des cèpes. Le plaisir qu’on prend à les
déguster est d’autant plus grand qu’on les a trouvés par hasard. En m’asseyant
dans la salle juste au moment où le projectionniste envoyait la bobine,
je ne savais rien de Nuri Bilge Ceylan, ni sa nationalité, ni s’il avait
fait des films auparavant, et n’avais rien lu sur « Uzak ». Ce fut une
chance formidable car c’est toujours un bonheur précieux de découvrir
comme aurait dit Bresson, un metteur en scène de cinématographe.
L’argument du film est simple.
Poussé par la fermeture de l’usine de son village, Yusuf se rend à Istanbul,
pour chercher du travail sur des bateaux en partance pour l’étranger.
Il se présente chez son cousin Mahmut, et lui demande l’hospitalité pour
quelques jours, le temps de trouver un embarquement. Mahmut accepte. Il
est photographe et vit seul dans un grand appartement.
Avec ce scénario apparemment
économe, Bilge Ceylan nous livre un film grave et poignant, un film sur
le renoncement.
Car si aux yeux de son cousin Yusuf, il incarne sans doute une certaine
réussite, en tout cas une prospérité financière enviable, Mahmut n’a pas
la même image de lui-même. Pour lui, rien ne va plus, le « rien ne vas
plus » de la table de roulette, quand le croupier a balancé la bille et
que les dés sont jetés. Voilà c’est ça, pour Mahmut les dés sont jetés
; il est trop tard pour lui pour entreprendre quoi que ce soit, il n’a
même plus la force des rêves dérisoires de son cousin fauché. C’est un
type usé par la perception insupportable du fossé entre ses idéaux et
la réalité de sa vie. Il est dans le renoncement : au monde, à l’autre,
à lui-même. Vivre est devenu pour lui un trop dur métier. Ce qui est formidable
avec Bilge Ceylan, c’est qu’il parvient à filmer l’invisible, à dire ce
qui est tu à force d’être enfoui, et cela par la force de la mise en scène,
Dès les premières séquences où Mahmut impose à Yusuf des règles à respecter,
il filme avec une ironie qui deviendra de plus en plus amère au fil du
récit, les petits détails de la vie à deux et surtout le rapport de force
qui s’installe entre les deux cousins, un rapport de forces qui est aussi
un rapport de classes. Car très vite Mahmut s’agace de la présence de
Yusuf, de la présence de l’autre en fait. Tout l’irrite de plus en plus
dans cette cohabitation : l’odeur des chaussures de son cousin, de ses
clopes, sa présence encombrante quand la nuit il voudrait regarder une
cassette porno. Tout lui devient prétexte pour souhaiter ardemment son
départ . Il est gêné par son origine sociale et lui en veut sans doute
aussi de faire naître en lui des sentiments aussi mesquins et d’en être
le témoin...
Pour Mahmut ce qui est impossible ce n’est pas de tendre la main mais
de saisir celle qu’on lui offre. Que ce soit avec son cousin, sa sœur,
ou son ex-femme...
Dans une scène, admirable, Mahmut suspecte Yusuf de lui avoir volé une
montre ancienne. Devant son cousin d’une tristesse bouleversante face
à ses soupçons, Mahmut finit par ouvrir un tiroir. Sous quelques papiers
il aperçoit la montre. Bilge Ceylan suspend alors le temps, le dilate,
comme pour laisser supposer que Mahmut va s’excuser de sa méprise ; mais
sous les yeux de Yusuf qui n’a pas vu le contenu du tiroir, il préfère
taire sa découverte et faire preuve d’une fausse et misérable mansuétude.
« Uzak » en turc signifie distant, lointain. Cela désigne le caractère
de Mahmut mais c’est quand même un euphémisme somme toute logique pour
un cinéaste qui abhorre autant l’excès. Car Nuri Bilge Ceylan déteste
le gras, lui ce qu’il aime c’est l’épure On l’imagine faisant collections
de gravures représentant des écorchés. Par sa capacité tout en faisant
un film très turc à parvenir à nous toucher, à nous parler à l’oreille,
à être universel en somme, on pense souvent à Ozu. Et aussi pour son goût
pour les cadres savamment composés. Bilge Ceylan sait tirer profit de
la minceur de son budget pour aller vers une mise en scène sèche et délicate,
où la splendide photographie (qu’il signe lui-même) dit bien les heures
du jour et l’intranquillité. Il nous offre un film merveilleusement désespéré,
à l’humour toujours présent, cet humour que Georges Bernard Shaw définissait
comme « la politesse du désespoir ».
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