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Jacques Mandelbaum,
Le Monde, 14.01.2004
Poussé par l'exode rural, un provincial installe ses gros sabots
chez son cousin raffiné d'Istanbul. Une fable mélancolique de Nuri Bilge
Ceylan, mélancolique et drôle à la fois, grand prix du jury du Festival
de Cannes.
C'est un peu Le Rat des villes et le Rat des champs, de Jean de La Fontaine,
transposé de nos jours en Turquie, et naturalisé par le cinéma. Remuons
quelques funestes souvenirs de récitation : "Autrefois le rat
des villes/Invita le rat des champs/D'une façon fort civile/A des reliefs
d'ortolans/Sur un tapis de Turquie/Le couvert se trouva mis/Je laisse
à penser la vie/Que firent ces deux amis." Ainsi débute
la fable, puis sur ces entrefaites un bruit apeure les deux dîneurs qui
détalent, ce qui incline le rat des champs à cette morale : "C'est
assez, dit le rustique/Demain vous viendrez chez moi/Ce n'est pas que
je me pique/De tous vos festins de roi/Mais rien ne vient m'interrompre/Je
mange tout à loisir/Adieu donc. Fi du plaisir/Que la crainte peut corrompre."
Ainsi va Uzak, de Nuri Bilge Ceylan, à cette différence, lourde de conséquences,
que la vie rurale n'y sert plus de référence en matière ni de couvert
ni de quiétude. C'est pourquoi Yusuf, qui crie famine dans sa campagne,
vient tout à trac chercher refuge chez son cousin Mahmut, citadin d'Istanbul
et dégustateur solitaire d'ortolans, qui s'est pourtant bien gardé de
l'y inviter. Un drôle d'oiseau ce Mahmut. Photographe publicitaire et
artiste raté, il vit seul dans un appartement relativement cossu, confit
dans ses sacro-saintes habitudes de garçon bientôt vieux, perpétuellement
en deuil d'un idéal désormais rabougri en égotisme domestique. Sa télé,
ses cassettes pornos, son fauteuil, son journal, ses pièges à rat, sa
maîtresse occasionnelle, son bureau, son mutisme, son labo, tout cet ordre
méticuleux qu'un souffle bouleverserait.
Alors imaginez Yusuf, ce gros pataud... Yusuf et sa bonne bouille de crève-misère,
Yusuf et ses manières de plouc, Yusuf qui ne pense jamais à éteindre la
lumière derrière lui, Yusuf et le fumet moisi de ses chaussures, Yusuf
et son exaspérante naïveté, sa foi désinvolte en la solidarité familiale,
ses espoirs désarmants d'ascension sociale... Yusuf enfin tel qu'il fait
honte à Mahmut, qui le lui fait parfois cruellement savoir, quitte à avoir
honte de sa propre honte.
D'un certain point de vue, Uzak n'est rien d'autre que le récit de cette
cohabitation forcée, ou plus exactement sa mise en scène, soit sa traduction
selon ces trois axes privilégiés que sont l'espace, la parole et le temps.
Qu'il s'agisse de la caractérisation de personnages, qui ne partagent
rien en dépit de leur proximité, ou des changements de cadres, qui alternent
les scènes confinées dans l'appartement douillet de Mahmut et l'infinie
perspective d'une ville maritime tapissée de neige, cette mise en scène
est tout entière dominée par la dialectique du proche et du lointain.
Cette dernière colle si intimement au film qu'elle s'insinue jusque dans
l'intérieur des plans, qui se révèlent le plus souvent porteurs de deux
réalités dont la coexistence est rendue problématique par leur proximité
même, dans le cadre (premier plan et arrière-plan), dans la définition
de l'image (net et flou) ou dans l'organisation de l'espace (les portes
comme autant de frontières). Cette capacité à suggérer une situation morale
(l'incompatibilité des points de vue) par un pur agencement technique
(des corps dans l'espace, de la mise au point de la caméra, du trouble
de la vision qui en résulte) signale une grande intelligence du cinéma.
Celle-là même qui, sans discours superflu ni recours à une psychologie
pesante, traduit en termes purement physiques le paradoxe métaphysique
de notre temps, qui veut que les hommes n'auront jamais semblé à la fois
si proches et si éloignés les uns des autres.
Des scènes très dialoguées voisinent ainsi avec un art qu'on croirait
hérité du cinéma muet, tant les deux hommes peuvent à l'occasion devenir
laconiques, et tant est brillante - d'intuition, de sensibilité, de justesse
- la manière de rendre parlante leur situation sociale en même temps que
leurs états d'âme respectifs. Regardez cet admirable plan-séquence, sans
dialogue, au cours duquel Yusuf, qui fait le pied de grue devant le domicile
de son cousin, repère dans la perspective étroite de la ruelle une jolie
fille seule qui attend non loin de lui, l'observe longuement derrière
ses lunettes noires, s'apprête peut-être à l'aborder, puis la regarde
bêtement passer alors qu'elle vient d'être rejointe par une amie voilée.
Que nous dit le hurlement d'alarme de voiture qui se déclenche à ce moment
précis, bientôt éteint par une brute en maillot de corps depuis le premier
étage d'un immeuble ? Mille choses à la fois, qui vont du burlesque au
tragique : l'intensité du désir de Yusuf, l'éclat de son impuissance,
et la fatalité de sa solitude dans une société où une fille émoustillante
peut cacher une fille voilée, et où ce sont toujours les autres qui ont
les clés de la voiture.
Le film regorge de scènes aussi inspirées, qui font aussi un sort à la
mesquinerie de Mahmut et à ses petits trafics domestiques (faire semblant
de regarder Tarkovski quand le cousin rôde dans le salon, puis le remplacer
par une cassette porno quand il a le dos tourné, rencontrer son amante
dans un café, mais feindre de ne pas la voir...), sans pour autant le
rendre antipathique. Car le désappointement devant la vie est bien le
sentiment que les deux cousins - l'un au regard de son passé, l'autre
à celui de son avenir - ont secrètement en partage et qui les assujettit,
en dépit des apparences, à un sort commun qu'ils ne veulent ni ne peuvent
nommer. Et ce qui rend ce film si pertinent et si émouvant à la fois,
c'est évidemment que ces cousins sont aussi nos cousins dans l'ordre de
la dépossession, que ce lointain (en turc : uzak) qui les rassemble est
l'horizon d'un monde devenu aussi indéchiffrable pour les hommes qui l'habitent
que le regard noyé de Mahmut à la fin du film l'est pour ses spectateurs.
Morale de l'histoire : à force d'installer des pièges à rats dans son
logis, l'homme (à l'instar de Mahmut) finit par se prendre le pied dedans.
Dernier volet d'une trilogie commencée avec les magnifiques Kasaba (1997)
et Nuages de mai (1999), Uzak a remporté le Grand Prix du jury ainsi qu'un
double prix d'interprétation masculine au Festival de Cannes. L'un des
deux récipiendaires de ce prix, Mehmet Emin Toprak, qui interprète si
admirablement Yusuf, s'est tué dans un accident de voiture après le tournage
du film. Toprak était le véritable cousin de Nuri Bilge Ceylan, lequel
exerce par ailleurs la profession de photographe pour gagner sa vie, car
tous ses films sont autoproduits. Tourné dans son propre appartement,
Uzak fait donc partie d'une entreprise où la fiction et la réalité ne
cessent de se nourrir, et qui nous envoie, à l'heure où la Turquie frappe
à la porte de l'Europe, des nouvelles d'un pays lointain qui nous est
infiniment plus proche qu'on ne le pense. Il est donc grand temps de découvrir
Nuri Bilge Ceylan, ce cinéaste qui est d'ores et déjà des nôtres en vertu
de la profondeur et de l'élégance de son art.
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