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Nicolas Monceau, Le
Monde, 14.01.2004
Porté par une vision crépusculaire d'Istanbul, Uzak dresse en filigrane
l'état d'une génération au sein de la société turque actuelle. Selon Atilla
Dorsay, critique de cinéma, la démarche créatrice de Nuri Bilge Ceylan
se révèle emblématique d'une nouvelle orientation du cinéma turc. "Uzak
s'inscrit dans un courant qui s'est affirmé en Turquie à partir des années
1980, après la période plus militante de Yilmaz Güney. Davantage centrés
sur l'individu, ces films mettent en avant les doutes intérieurs, les
angoisses existentielles, le malaise social de l'homme turc. Ömer Kavur
et Zeki Demirkubuz sont les principaux représentants de ce courant introspectif
et psychologique. Ces films sont aussi en phase avec leur temps en enregistrant
les grandes évolutions sociales et culturelles du pays, en particulier
la montée croissante des valeurs individualistes en Turquie."
A cet égard, la figure tourmentée du photographe, dépeinte avec un réalisme
âpre, semble particulièrement représentative : "Sa trajectoire incarne
la tradition de l'intellectuel turc avec les contradictions et les impasses
dans lesquelles il se trouve aujourd'hui. Il appartient à une sorte de
middle-class en voie d'embourgeoisement, soucieuse d'"éclairer"
la société tout en restant coupée d'elle", observe le sociologue
Ferhat Kentel. "Beaucoup d'artistes de cette génération peuvent se
reconnaître dans ses errances urbaines, estime le cinéaste engagé Reis
Çelik. Moi aussi, je suis venu à Istanbul à l'âge de 15 ans depuis mon
village de l'Est anatolien. Nous sommes tous entrés dans Istanbul par
la fenêtre."
Pour Arif Asçi, photographe indépendant, l'état d'insatisfaction du personnage
principal repose avant tout sur un "antagonisme conflictuel entre
son passé, nourri d'un idéal artistique, et sa condition présente au service
du marché publicitaire". "Certaines scènes expriment très bien
cette contradiction, poursuit-il, comme celle où il hésite à photographier
une belle lumière dans la campagne anatolienne à cause de son caractère
non commercial. Je ressens personnellement le même dilemme du photographe
entre l'"art" et le "commerce", même si je ne travaille
pas pour la publicité."
INEXORABLE DISSOLUTION
Cette apathie serait également le produit, selon certains, des mutations
sociologiques traversées par la Turquie. "L'isolement dans lequel
il s'enferme, son absence de communication avec son entourage, reflètent
les conséquences du mode de vie occidental qui s'est développé en Turquie
à la suite du processus d'urbanisation et d'industrialisation. Uzak oppose
deux univers, l'urbain et le rural, à travers la promiscuité forcée entre
le photographe et son jeune cousin", explique Hasan Bülent Kahraman,
universitaire et éditorialiste. "C'est aussi, ajoute-t-il, le premier
film turc à mettre en scène un conflit de valeurs, entre vie privée et
communauté, dans une société où l'organisation sociale demeure traditionnelle.
Le photographe défend son territoire et préserve son intimité face à un
intrus qui déstabilise son ordre intérieur. L'espace privé devient un
enjeu de pouvoir."
Le désenchantement latent du photographe apparaît intimement lié, enfin,
à la trajectoire politique et sociale d'une génération confrontée à une
profonde remise en question dans les vingt dernières années. "Le
coup d'Etat militaire de 1980, qui a entraîné un processus de dépolitisation,
et l'avènement de la société de consommation, sous l'effet du libéralisme
économique, ont contribué à marginaliser notre génération politique",
soutient Kentel.
L'effacement du débat intellectuel engagé et la disparition des grandes
idéologies collectives, la primauté de nouvelles références culturelles
de masse et la quête du profit individuel ont renforcé le déphasage social
en accentuant le fossé entre les générations. "J'ai 40 ans. On croyait
au socialisme autrefois. Nous étions une communauté politique avec des
idéaux révolutionnaires, des aspirations communes. Un jeune de 25 ans,
comme le villageois du film, ne connaît rien de cela aujourd'hui",
résume Asçi.
De l'avis général, ce film traduirait ainsi l'inexorable dissolution des
idéaux de jeunesse, tant politiques qu'artistiques, d'une génération qui
avait cru pouvoir changer la société et le monde, et qui se retrouve aujourd'hui
face à ses propres désillusions.
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