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«Dead
or Alive» et «Uzak», «deux univers totalement contradictoires»
En direct avec les internautes, Antoine de Baecque,
responsable de la rubrique «Culture» de «Libération», a passé en revue
les sorties de la semaine.
Libération (France),
14 janvier 2004
Mama: Vous n'avez pas fait de critique dans le cahier d'aujourd'hui,
pourquoi? Avez-vous vu des films, lesquels avez-vous aimé?
Antoine de Baecque: Je suis en vacances pour 15 jours mais je suis allé
au cinéma, bien sûr, j'ai vu les deux films mis en avant cette semaine
dans le cahier: le premier «Dead or Alive», et «Uzak». Ce sont deux univers
totalement différents et même contradictoires, le premier centré sur la
violence des images, le second sur leur mélancolie. Et ce sont deux beaux
films: le premier peu défendable (et c'est pour cela qu'on le défend beaucoup)
et le second très estimable, même admirable (Nuri Bilge Ceylan est un
auteur qu'on suit depuis maintenant trois films)!
Lolo: N'avez-vous pas l'impression qu'on a beaucoup parlé du film
«L'Esquive» à cause des problèmes de banlieue actuellement (voile), plutôt
que par rapport à la qualité du film?
A. de B.: Je ne suis pas de votre avis. Je trouve que "L'Esquive"
est un vrai film, sur un sujet certes rebattu mais qu'il parvient à renouveler.
Mon point de vue est presque inverse du vôtre: si ce n'était qu'un film
de banlieue de plus (voile...), on n'en aurait même pas parlé. C'est parce
qu'il s'agit de cinéma, à savoir révéler la langue des jeunes "acteurs"
, en la confrontant à ce qu'il y a de plus classique ( Marivaux) qu'il
fallait insister sur le film. D'ailleurs, après trois jours sans beaucoup
de public (parce que sans doute celui-ci s'attendait à un film de plus
sur la banlieue), le film est en train de devenir un vrai petit phénomène,
par le bouche à oreille essentiellement. C'est un peu notre rôle à nous,
critiques, et à nous «Libé», de contribuer à lancer ce bouche à oreille.
Lara: On dit qu'avec les récentes décisions de Bruxelles, le cinéma
français est en danger, pouvez-vous nous expliquer pourquoi?
A.d B.: La Commission de Bruxelles défend de façon tout à fait normale,
voire légitime, une idée du marché fondée sur la liberté économique et
l'égalité des rapports marchands. Le système du cinéma français est contradictoire
avec cette logique. C'est un cinéma protégé, encadré, subventionné, financé
grâce à des quotas et des prélèvements. Cette contradiction fait à la
fois la force du cinéma français, le seul à "exister" vraiment
en Europe en tant qu'entité nationale et réelle concurrence faite à Hollywood,
mais cela fait aussi sa faiblesse. Il peut en effet être soumis aux sanctions
par Bruxelles puisqu'il n'est pas conforme aux lois du marché européen.
Pour résoudre cette contradiction, le cinéma français a inventé le concept
d'exception culturelle, à savoir les lois du marché ne doivent pas s'appliquer
à la culture comme elles s'appliqueraient à n'importe quelle marchandise.
Dans le cas précis du rapport récent de la Commission, il s'agit de déréglementer
les subventions «territoriales» attribuées à des films. En France par
exemple, si vous dépensez 80% de votre budget pour un tournage sur le
territoire national, vous serez mieux subventionné. C'est ce règlement
qui est, par exemple, contraire aux lois libérales du marché européen
qui devrait permettre de dépenser son argent de la même manière sur n'importe
quel territoire de la Communauté. En fait, il faut trouver des arrangements
entre le système du cinéma français (à protéger absolument) et les règles
communautaires. Et c'est ce qui finira par se passer dans ce cas comme
dans les autres.
Roro: J'ai vu «Uzak» et j'ai aimé. Pourquoi n'avez-vous pas fait
un dossier complet sur le cinéma turc?
A.d B.: «Uzak» est un très beau film mais je ne crois pas qu'il soit un
réel exemple du «cinéma turc». C'est d'ailleurs sa spécificité et sa force.
On a fait dans «Libé» un bilan du cinéma turc, il y a un an, à l'occasion
d'une rétrospective au festival de Bastia. Et l'on s'apercevait alors
que le cinéma turc était presque en contradiction avec le genre de film
qu'est «Uzak». Le cinéma turc est presque outrancièrement «contemporain»,
très influencé par la télévision, par les problèmes de société, tenu par
les vedettes très connues là-bas. «Uzak» est exactement le contraire:
il ne reflète que les sentiments de son auteur, presque autiste, il fuit
la télévision et son esthétique comme son ennemi et est joué par des acteurs
inconnus, non professionnels, des amis du cinéaste. C'est pourquoi nous
aimons «Uzak» et avons tenu à le mettre en valeur come un objet isolé,
totalement singulier.
Paul: Que pensez-vous de la phrase mise en exergue dans votre
interview de Ceylan: «les images et leur rythme m'intéressent, pas l'intrigue»?
A.d B.: Cette phrase reflète plutôt bien l'univers de Ceylan. C'est un
film qui vous prend par son rythme, quasi hypnotique, très lent, assez
fascinant, et vous garde attentif par ses images, qui ne «racontent» pas
grand-chose mais font advenir plutôt un sentiment : celui de l'écoulement
du temps, des affects, un vrai sentiment de mélancolie. Personnellement,
je me reconnais davantage dans ce cinéma du rythme, du temps "qui
sculpte" des images ( pour reprendre une expression de Tarkovski
qui est le maître de Ceylan) que dans un cinéma du récit et de l'intrigue.
Bou: Quel film sorti récemment conseillez-vous en particulier?
A.d B.: Personnellement, j'ai beaucoup aimé «Deux en un», le nouveau film
des frères Farelly, mais c'est un choix peu défendable. J'aime ce film
parce qu'il est tout entier une sorte de régression, qu'il vous entraîne
vers un univers complètement infantile mais qu'il le fait avec une grande
inventivité, un vrai plaisir à «dire n'importe quoi» et c'est ce plaisir-là
que j'ai ressenti comme spectateur. Mais je comprendrai très bien qu'on
déteste ce film.
Prochain rendez-vous avec Antoine de Baecque le mercredi 21 janvier à
midi.
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