|
|
Piège
à souris
Christophe Kantcheff, Politis (France), 15 au 21 Janvier
2004
CINÉMA. Récompensé à Cannes. « Uzak
» de Nuri Bilge Ceylan, met en scène la solitude masculine dans une Istanbul
hivernale. Splendide.
À CANNES, OÙ LE FILM A OBTENU le Grand Prix et un double prix d’interprétation
masculine, Uzak, le troisième long métrage de Nuri Bilge Ceylan, nous
avait séduit, sans exagération. Huit mois plus tard, il a fait son chemin.
Et le revoir consacre une autre rencontre, plus riche, plus intense. Uzak
exige du temps, à être visité, puis revisité. Il demande qu’on s’y installe.
Exactement comme l’appartement de Mahmut (Muzaffer Özdemir), qu’il habite
pourtant seul. Un appartement cosy, au confort moderne, clair et spacieux,
au cœur d’Istanbul. Mahmut, près de la cinquantaine, cultivé, est photographe.
Il exerce ses talents pour les publicités d’une grosse société de céramique,
niveau de vie impeccable, mais qualité d’une existence, sans doute, à
revoir.
Débarque chez lui Yusuf (Mehmet Emin Toprak), un jeune cousin éloigné,
à tous les sens du terme. Il habite la campagne, où la crise économique
le pousse à s’exiler en ville pour chercher du travail, n’importe quel
travail : Yusuf a dans l’idée de se faire embaucher comme mousse.
Uzak est d’abord l’histoire de la cohabitation obligée (Mahmut accorde
l’hospitalité, dans l’espoir qu’elle sera de courte durée) de deux hommes
que tout semble séparer. Nuri Bilge Ceylan ne multiplie pas les effets
de contrastes, qui alourdiraient le film. Il joue plutôt sur les décalages
humoristiques : Mahmut, maniaque de la propreté, range les chaussures
puantes de son cousin après les avoir passées sous un spray désodorisant
; Yusuf demande qui est ce « Bak » dont les disques occupent une si grande
place dans la bibliothèque. Pour souligner ce sentiment de distance, de
non-solidarité, dont Mahmut est seul responsable (« uzak », qui le désigne,
signifie distant, lointain), le cinéaste ne montre jamais les deux cousins
ensemble à l’extérieur (à une exception près, sur laquelle on reviendra).
Yusuf fait de longues promenades dans Istanbul sous la neige, Mahmut s’absorbe
dans ses pensées sur un banc près du Bosphore. Le cinéaste filme Istanbul
hivernale, blanche et grise, avec un sens aigu du cadre et la présence
de sons qui semblent jaillir du silence cotonneux produit par la neige.
Les deux hommes sont seuls, dans le cadre, dans la ville.
C’est là leur unique point commun, cette solitude qui les entrave, les
englue. Exactement comme le souris, dans la cuisine de l’appartement,
dont Mahmut attend depuis longtemps la capture, qui, une nuit, se prend
les pattes dans la bande collante disposée à cet effet. Immobilisation
mortifère. Elle est passagère chez Yusuf, et lui est imposée par l’extérieur.
Il ne trouve pas de travail, ne dans la marine ni ailleurs, et son manque
d’assurance (ne vient-il pas de la campagne ?) le laisse interdit pour
aborder les femmes. Mais il est porté par des désirs, et l’on devine qu’il
fera tout pour dégoter un boulot lui permettant d’envoyer de l’argent
à sa famille.
Mahmut, lui, est pris à son propre piège. Celui qu’on se tend
lorsqu’on s’abandonne au confort et à la peur. En quelques scènes dialoguées
– sans excès, un minimum de réparties suffit dans un film où l’on est
le plus souvent taiseux -, Mahmut apparaît comme quelqu’un qui a refusé
de s’exposer, de se mettre en danger. Il n’a pas voulu de l’enfant qu’attendait
sa femme, devenue depuis son ex-femme, en partance définitive pour le
Canada. Et il a perdu toute ambition artistique, lui qui avait envisagé,
il y a longtemps, de devenir le nouveau Tarkovski. Ce sont d’ailleurs
des images de Stalker et du Miroir que Mahmut visionne la nuit, pris par
un dernier remords, avant de changer de cassette pour regarder un film
porno.
Tout en délicatesse, Nuri Bilge Ceylan campe le portrait d’un homme moins
acteur que spectateur de sa vie, amer et douloureux. Une séquence saisissante
montre le piège se refermer en lui dans une ultime capitulation. Les deux
cousins sont partis en voiture, dans la petite Smart de Mahmut, hors d’Istanbul,
pour faire des photos. Yusuf est un aide inexpérimenté mais disponible.
Quant à Mahmut, il semble reprendre goût à son art. Quand soudain, alors
qu’ils traversent un paysage magnifique, tout éclairé par un soleil rasant
et ocre, il stoppe la voiture et s’exclame qu’il y a là matière à une
belle photo. Puis, quelques secondes plus tard, il lance : « Mais à quoi
bon ? » Mahmut n’est plus qu’un mort-vivant.
|