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ENTRETIEN
Nuri Bilge Ceylan
« Persévérer »
Michel CIMENT et Matthieu DURRAS, Positif, No: 515
(France), Janvier 2004
(
Entretien réalisé à Istanbul le 22 avril et à Cannes le 20 mai 2003, et
traduit de l’anglais. )
MICHEL CIMENT ET MATTHIEU
DURRAS : Dans un précédent entretien à Positif, vous disiez apprécier
les variations sur un thème. Uzak, parce que situé à Istanbul, diffère-t-il
de vos thèmes de prédilection ?
NURI BILGE CEYLAN : Non, je pense aborder les mêmes sujets. Je ne me suis
pas tellement éloigné de mon monde, ou de celui de Nuages de mai et Kasaba.
Ce film a aussi pour origine ma propre vie, celles de mes amis, ainsi
que les observations que j’ai pu faire autour de moi. Fondamentales, je
crois qu’il s’agit de la même démarche.
Plus encore que vos films antérieurs, Uzak paraît autobiographique.
Cependant, la coexistence de deux personnages principaux rend les choses
plus complexes. De qui vous sentez-vous le plus proche ? Mahmut ou Yusuf
?
Mahmut bien sûr. Il me ressemble davantage, même si je connais très bien
le caractère de Yusuf. Ce dernier, c’est un peu mon passé et celui de
beaucoup de mes amis. Presque tous les gens que je connais sont nés à
la campagne et sont arrivés plus tard à Istanbul. La situation de Yusuf,
nous, habitants d’Istanbul, la connaissons bien. Mais, si j’ai voulu aborder
de front ces deux personnalités, c’est pour pouvoir les comparer.
Mahmut est un urbain comme vous. Il est désabusé et seul, alors
que Yusuf possède encore un grand espoir dans son futur. Quelle attitude
face à la vie vous correspond le mieux ?
Parfois, je me sens proche de l’un et parfois de l’autre. Vous savez,
l’esprit humain a cette capacité de changer très rapidement. Un jour,
je ressens telle chose, et le lendemain son contraire. Cela a été et reste
un problème pour moi : je trouve parfois la vie complètement dénuée de
sens. C’est une sensation qui se tient toujours en moi, prête à surgir.
En termes d’aventure cinématographique, je ressens souvent le cinéma comme
quelque chose d’inutile. J’ai donc pensé que je devais m’attaquer à ce
sujet, parce qu’il s’agit d’une des questions les plus cruciales pour
moi. Quand je regarde des gens qui possèdent un désir, une nécessité impérieuse
de vivre, je suis un peu jaloux. Parce que c’est plus facile, qu’il y
a cette énergie vitale. Cela m’étonne aussi. La plupart de mes amis au
contraire sont plutôt comme Mahmut. Ils font quelque chose, mais ne sont
pas sûrs que c’est ce qu’ils devraient faire. Peut-être pour mieux comprendre
cette psychologie, je devais créer un personnage comme celui de Mahmut.
Yusuf est différent. Ses buts à lui sont très forts, mais n’ont rien d’abstrait.
Ils sont matériels : Yusuf doit gagner de l’argent pour en envoyer à sa
mère et à sa famille. Vous savez, selon Nietzsche, il y a deux tragédies
: l’une est de ne pas atteindre son but ; l’autre, encore plus grande,
est de l’atteindre. La vie de Mahmut ressemble un peu à cela. Il n’a plus
vraiment d’idéaux. Il commence à faire de la photographie de publicité,
chose qu’il détestait auparavant. Sa vie est confortable et c’est d’autant
plus dur pour lui d’avoir des buts. Néanmoins, Mahmut voit la vie telle
qu’elle est, comme une destinée. Il ne blâme personne pour sa situation.
Est-ce que réaliser des films vous aide à acquérir une certaine
sérénité ? Ou est-ce que parvenir à faire le film que vous vouliez constitue
une tragédie ?
En fait, les deux sont vrais. Vous les pensez et les ressentez en même
temps. Faire des films et voir mes affiches dans les rues de Beyoglu,
un quartier d’Istanbul, c’était un rêve incroyable pour moi. Mais maintenant,
cela ne signifie plus rien. Par exemple, je n’attends aucun prix de ma
sélection à Cannes. Il y a tellement d’excellents réalisateurs. Mais remporter
la Palme d’or pourrait être une tragédie pour moi.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées au niveau de l’écriture du scénario,
notamment pour parvenir à créer de l’intensité à partir de vies monotones
?
L’écriture de scénario m’est difficile, en fait. Écrire sur une vie normale
n’est pas en soi plus difficile. J’aime cela. Le scénario d’Uzak n’est
pas extraordinaire. Il n’est pas différent des autres non plus. Certains
auteurs prennent des notes. Ils ont toujours un carnet dans leur poche.
Moi pas. Mes observations, je les garde seulement dans un coin de ma tête.
Et un jour, vous commencez à écrire quelque chose. Après la première phrase,
je trouve que c’est beaucoup plus facile. Mais la première phrase, vous
pouvez l’attendre pendant six mois. Je n’aime pas trop l’étape de l’écriture
: être assis si longtemps…
Votre scénario est très resserré et comporte de nombreuses ellipses. D’autre
part, sa construction est solide, avec une opposition forte entre de longues
séquences quasi muettes, le plus souvent en extérieur, et de courtes et
intenses scènes dialoguées.
Quand j’ai fini le scénario, celui-ci comprenait de nombreux dialogues.
J’ai mis mon travail de côté pendant une quinzaine de jours, puis l’ai
relu. Je me disais que quelque chose n’allait pas. J’ai alors commencé
à récrite de nombreuses scènes, comme autant d’alternatives possibles.
Je n’ai pas jeté celles avec de longs dialogues. Je souhaitais pouvoir
choisir entre les deux au tournage. Pour chaque scène initiale de trois
pages, l’alternative ne faisait qu’un paragraphe. Pendant le tournage,
j’ai finalement décidé de filmer la version la plus courte. Et quand le
tournage commence, vous vous mettez à réfléchir d’une façon neuve et plus
efficace. Vous voyez mieux ce à quoi ressemblera le résultat final. Votre
cerveau s’active.
À aucun moment, vous n’expliquez quels étaient les idéaux de Mahmut. Seuls
ses amis lui reprochent de les avoir abandonnés.
Autant que je le comprenne, Mahmut avait pour idéaux de faire des films
et de la photographie d’art. Mais en commençant à faire de la photographie
de publicité, il gagne de l’argent, sa vie devient confortable et il se
montre paresseux. Je pense qu’autour de moi, beaucoup de gens sont dans
la même situation. Le fossé entre leurs idéaux et leur vraie vie s’agrandit
de plus en plus. Et ils en viennent même à renoncer à tout effort en direction
d’un idéal. C’est une façon de se protéger. Mahmut organise ses pensées
de manière à ce qu’elles lui procurent du confort.
Les dernières images de Mahmut regardant le Bosphore sont émouvantes,
mais il est possible de leur attribuer plusieurs significations.
Je voulais bien sûr laisser la fin ouverte, mais j’ai ma propre perception
de ce qui se passe. Bien que je ne souhaite pas l’exprimer, cela me semble
évident en tant que spectateur. Pour moi, les expressions de Mahmut disent
quelque chose, mais chacun peut les comprendre différemment.
Quant à Yusuf, on se demande tout le long du film quand ses souffrances
s’arrêteront. Ses frustrations avec les femmes, en matière de travail,
etc. Pourtant, vous le quittez sans nous dire ce qui lui arrive.
Ce n’est pas important. Il essaiera de faire quelque chose d’autre. L’essentiel,
c’est que sa fierté a été défiée. Au début, il se fiche de ce que peut
lui dire Mahmut. Mais, quand celui-ci l’accuse de vol, Yusuf change. Après
cela, c’est une personne différente. En partant de la maison, je pense
qu’il trouvera un travail ou qu’il rentera dans sa famille – même si je
ne crois pas à cette dernière possibilité. Si vous poussez l’orgueil d’une
personne jusqu’à un certain point, ce type de bouleversement se produit.
Yusuf, en arrivant à Istanbul, pensait qu’être de la famille de Mahmut
lui procurait des droits. En général, les gens de la campagne, quand ils
arrivent en ville, habitent chez quelqu’un de leur famille et y restent
longtemps. Rares sont les hôtes à se comporter comme Mahmut. La plupart
des familles ont l’habitude d’aider, de fournir de quoi vivre. Mais, pour
une personne seule comme Mahmut, c’est plus difficile.
La vie de Mahmut ressemble à celle de beaucoup de gens à Istanbul,
mais aussi de pays occidentaux, n’est-ce pas ?
Oui, Mahmut est l’une des personnes les plus occidentalisées de Turquie.
La différence est qu’il ne vit pas dans un pays riche. La Turquie a connu
l’une de ses plus importantes récessions en 1999-2000. De nombreuses usines
ont fermé, l’exode rural a augmenté… Cela affecte Mahmut, mais indirectement,
par l’arrivée de Yusuf, qui vient à Istanbul parce qu’il s’est fait licencier.
Je crois que la vie moderne et urbaine crée des personnalités comme Mahmut.
La vie intellectuelle aussi crée ce genre de problèmes.
De nombreux critiques ont évoqué le travail d’Abbas Kiarostami à propos
de vos premiers films. L’univers urbain d’Uzak nous a rappelé Tsai Ming-liang.
Oui, je suis familier de son travail, j’aime ses films, mais cela ne m’appartient
pas de faire ce genre de comparaison. Je ne sais pas. Mais c’est vrai
que lui aussi utilise peu de dialogues. Dans les quinze premières minutes
de mon film, il n’y a pas une phrase de prononcée.
Et vous, avez-vous peur d’abandonner vos idéaux ?
Je vis toujours à la limite. Dans cette vie, persévérer est très difficile.
Je n’ai pas peur d’abandonner mes idéaux, mais je pourrais me retrouver
dans une situation où je devrais faire des compromis. Ce que je ressens,
c’est que les liens entre le cinéma et la vie, et entre la vie et moi
ne sont pas très solides. On m’a demandé de faire de la publicité, mais
je n’ai jamais accepté. Je n’ai pas besoin d’argent. Mes films sont à
petit budget et je les finance moi-même. Dans le passé, avant d’être réalisateur,
j’ai fait de la publicité, mais plus maintenant. La publicité, cela consiste
à mentir pour l’essentiel. Vous devez présenter les produits meilleurs
qu’ils ne sont en réalité. Mais, pour faire de la publicité, il faut quand
même créer. Et je préfère garder toutes les idées que j’ai pour mes films,
et rien d’autre. Je ne souhaite pas les dilapider dans la publicité.
Vous avez utilisé dans Uzak de nombreuses images de télévision
: Mahmut regarde les informations, des sitcoms, des films de karaté et
pornographiques, mais aussi un extrait de Stalker de Tarkovski. Pourquoi
une présence si forte de la télévision ?
En fait, je ne voulais rien dire par là. Je souhaitais juste montrer la
réalité telle qu’elle est. Bien sûr, Tarkovski a un sens différent. Ce
n’est pas de la télévision, mais une cassette vidéo. Parce qu’un de ses
amis lui reproche d’abandonner ses idéaux, Mahmut retrouve une certaine
motivation. Et quand il rentre à la maison, il met la cassette de Stalker.
Mais sa motivation ne dure pas si longtemps. À la moitié du film, il s’ennuie
ou il se montre paresseux. En tout cas, il met une cassette de film porno
!
L’appartement et les objets de Mahmut sont pensés uniquement pour vivre
seul : un grand sofa pour une personne, une voiture Smart, etc. En même
temps, cet environnement fait figure de prison invisible. Pour Mahmut,
il semble impossible de s’échapper de ce mode de vie.
Cet appartement était le mien. C’était moins cher comme cela. Au fil du
temps, Mahmut est devenu pragmatique. À la ville, quand vous vivez longtemps
en célibataire, la part pragmatique grandit en vous. Mahmut utilise cette
voiture parce qu’il est plus facile de se garer et que cela permet de
dépenser moins d’argent en essence. Il organise toute sa vie en accord
avec ses besoins. Si vous avez de l’argent, vous vous créez une vie dans
laquelle vous n’avez besoin de personne. Peu à peu, vos relations humaines
s’amenuisent. Si votre situation économique était moins bonne, vous devriez
plus souvent faire appel à vos relations. La maison de Mahmut est comme
un château. Ces personnes habitant en ville possèdent leurs rituels. Ils
ne changent pas de lieux de sortie. Les années passant, vous vous mettez
à sortir aux mêmes endroits. Le même bar, les mêmes amis… La sécurité
s’avère la meilleure des solutions. Le résultat est que cette maison devient,
comme vous l’avez dit, une prison.
L’argent est donc pour vous quelque chose contre lequel il faut
lutter ?
Pour certaines personnes, on peut dire que c’est parfois un problème positif.
Le bonheur n’est pas lié à l’argent, disent les vieilles personnes. Je
crois que c’est vrai. Pour Mahmut, la meilleure solution serait d’avoir
un enfant. Cela pourrait l’aider. Ou peut-être pas. Je ne sais pas. Je
pense qu’il devrait sacrifier son indépendance.
Votre vision d’Istanbul sous la neige est frappante. Comment avez-vous
procédé ?
Ce n’était pas quelque chose d’intentionnel. Vous ne pouvez jamais prédire
quand il neigera à Istanbul. Certaines années, il ne neige pas du tout.
Ce n’était pas dans le scénario. J’avais prévu que l’épisode du voyage
photographique se déroulerait sous la neige. Comme il s’est mis à neiger
à Istanbul, j’ai changé le scénario du jour au lendemain en inversant
les lieux enneigés et ensoleillés. S’il n’avait pas neigé, les mêmes actions
se seraient déroulées : Yusuf serait passé devant l’épave du bateau… Nous
avons filmé en trois jours toutes les scènes avec la neige. Mais, pendant
le montage, j’ai beaucoup coupé pour qu’on ne croie pas qu’il s’agisse
d’un documentaire sur la neige à Istanbul !
La scène où Yusuf tue une souris afin que celle-ci ne soit pas
tuée par des chats est très forte, même si son sens nous échappe.
Là encore, je ne souhaitais pas signifier quoi que ce soit. Mais c’est
vrai que j’espérais que ce comportement de Yusuf provoquerait un certain
ressentiment de la part de Mahmut, témoin de la scène. C’était pour moi
un moyen de créer de la tension entre les deux personnages. Et Yusuf,
perpétuellement sous pression, trouve ainsi une façon de se décharger.
Je crois enfin que c’est un problème de conscience. Même sans les chats,
Yusuf aurait tué la souris pour qu’elle ne souffre pas.
Quel rôle attribuez-vous à la femme que l’on voit pleurer dans
ses toilettes ?
C’est une autre femme mariée, et c’est en fait l’amante de Mahmut. On
la voit, au début du film, sortir de l’immeuble en compagnie de son mari.
Et Mahmut la revoit plus tard au café. Lorsqu’elle entre avec son mari,
il sort du café. Mahmut n’aime pas réellement cette femme. Il ne s’agit
pour lui que d’une relation sexuelle. Parce que Mahmut n’est pas satisfait
de sa vie, qu’il souffre, il n’est pas correct avec cette femme qu’il
n’aime pas.
Avant d’être cinéaste, vous avez été longtemps photographe. Les
photos que l’on voit dans l’appartement de Mahmut sont-elles les vôtres
?
Non, ce sont celles de ma sœur. Elle est aussi photographe. À l’origine,
il y avait mes photographies sur les murs, mais je les ai changées pour
le film. Je ne voulais pas de mes clichés, même s’ils sont similaires
à ceux de ma sœur. Autrement, on aurait pu dire que je suis mégalomane
!
Pratiquez-vous encore la photographie en-dehors des besoins de
repérages ?
J’aimerais beaucoup parce que j’y prends un immense plaisir. Vous êtes
seul, vous vous sentez comme Dieu, c’est comme être peinture ou écrivain
; le cinéma au contraire, c’est travailler avec une équipe. Mais j’ai
du mal à trouver le temps pour faire des photos car c’est très accaparant.
Du moins en réalisant les affiches de mes films je satisfais ma passion
de la photo !
Dès Kasaba, vous accordiez, une grande importance au cadre, à la composition,
et c’est encore plus évident dans Uzak. Cela vient de votre première activité
artistique, celle de photographe.
Bien entendu, le cinéma et la photographie sont deux formes de création
très différentes ; mais ils se rejoignent pour ce qui est du cadre et
de la lumière. Un mois avant de tourner Uzak, j’ai fait un grand nombre
de photographies dans les lieux où j’allais tourner. Je les ai ensuite
développées et regardées attentivement, en essayant d’imaginer la mise
en scène et les cadres. Pour ces derniers, j’ai donc été plus précis que
d’habitude, en particulier dans les scènes d’intérieur.
Il y a un équilibre délicat à atteindre entre la beauté de l’image
et la nécessaire dynamique du récit.
Certains m’avaient critiqué pour les plans de Kasaba, qu’ils trouvaient
trop « esthétiques ». La beauté pour ma part ne me gêne pas, mais il ne
faut pas qu’elle existe pas aux dépens de la vie sur l’écran. Je travaille
beaucoup à l’intuition ; pendant le tournage, je passe peu de temps pour
rechercher la composition, et je filme très vite. Je consacre tout mon
temps aux comédiens parce que ce sont eux qui, selon moi, créent le sentiment
de réalité par les expressions de leur visage et les mouvements de leur
corps.
Le son – en particulier le son off – joue un rôle plus grand dans
Uzak que dans vos films précédents.
J’ai beaucoup appris sur le son avec Bresson. Si quelque chose peut être
présent par le son, vous n’avez pas besoin de la montrer. Il est vrai
que pour Uzak j’ai accordé une attention particulière au son. Nous avons
tourné le film en son direct, mais nous avons presque tout jeté, du moins
dans les séquences sans dialogues. Puis nous avons enregistré des sons,
des bruits que nous avons intégrés. Pour ce qui est du son, je ne cherche
pas à être réaliste. Je me laisse guider par ce que je veux entendre.
Après tout, dans la réalité aussi nous sélectionnons et nous n’entendons
pas tous les bruits qui nous entourent. Il y a des sons que j’aime bien,
qui me donnent un sentiment spécifique, comme les aboiements de chien.
Ils suggèrent la solitude et ne sont pas propres à la campagne car nous
avons de nombreux chiens perdus dans les rues d’Istanbul.
L’humour du film est rendu plus perceptible encore avec les plans
longs que vous privilégiez.
Je pense que l’humour prend de la force après une plage de silence, ou
même deux ou trois minutes d’ennui ! Mais ce n’est pas intentionnel. Quand
je regarde la vie autour de moi, cela me donne souvent l’envie de rire.
J’essaie d’introduire ma façon de voir les choses dans mes films. Je crois
que lorsqu’on est seul chez soi, on ne porte pas de masque, on se laisse
aller et qu’on est alors plus drôle. Quand je me regarde dans le miroir,
j’ai l’impression que mon visage est différent. Et c’est ce qui se passe
avec mon protagoniste. Personne ne le regarde et il est plus naturel.
Après Nuages de mai, avez-vous eu d’autres projets avant d’entreprendre
Uzak ?
Quand je termine un film, je reste ouvert à tout ce qui me passe par l’esprit,
je suis très passif. Je n’essaie pas de trouver un sujet à tout prix.
Depuis longtemps, j’avais dans la tête de faire un film sur les moments
de la vie où rien d’important ne se passe, un film sur la mélancolie et
l’absurdité de la vie. J’eus aussi la vision d’un jeune homme regardant
la mer du pont de Galata, comme tant de gens qui arrivent pour la première
fois à Istanbul. Je me suis efforcé ensuite de relier les éléments entre
eux, et après trois mois, non sans efforts, j’avais un scénario devant
moi. Je n’écris pas de façon analytique ; je procède par détails, par
images. Je n’ai donc pas eu d’autres projet que Uzak, mais il a fallu
un an après Nuages de mai pour que je me remette au travail. Actuellement
j’ai deux ou trois idées, mais sans rien d’écrit.
Votre personnage n’est pas vous, même s’il est photographe ; mais n’est-il
pas ce que vous auriez pu devenir si vous n’aviez pas réussi à faire du
cinéma ?
C’est vrai, mais cela peut encore m’arriver si un jour je m’éloigne du
cinéma, s’il ne me concerne plus.
Comment avez-vous produit Uzak ?
Ma société de production ne comprend qu’une seule personne, c’est moi.
Personne ne m’aide à réaliser mes films en Turquie. Le gouvernement ne
m’a jamais aidé. Et je ne suis pas le type de réalisateur avec lequel
les producteurs souhaitent travailler, parce que mes films ne sont pas
commerciaux. Cependant, l’argent n’a jamais été un problème, car chacun
de mes films gagne l’argent nécessaire à produire le prochain. La seule
aide que j’ai reçue pour Uzak, c’est 30000 euros du Hubert Bals Fund de
Rotterdam, dont seulement 20000 euros pour moi. Et au final, je suis très
content d’être réalisateur-producteur. La seul type de coproduction dont
j’aurais besoin, par exemple avec la France, c’est pour le son. Je crois
que la qualité du son serait meilleure si je pouvais en assurer la postproduction
dans un laboratoire français.
Cette façon de travailler,
avec un budget très réduit, ne renforce-t-elle pas, paradoxalement, votre
liberté créatrice ?
Oui, je le pense. Même si je ne suis pas riche, je n’ai jamais eu de problème
financier. Et si j’avais très peu d’argent, je ferais en sorte d’organiser
mes scènes de manière encore plus économe. Je tiens à souligner que je
paie toujours toutes les personnes qui travaillent sur mes films. Quand
vous faites des films à petit budget, la plupart des gens pensent que
l’équipe est composée de volontaires, mais je n’en accepte pas.
Vous dites travailler avec une équipe, mais dans votre cas elle
est minimale.
Nous sommes cinq, moi inclus, ce qui me permet de me rapprocher de l’activité
photographique. Il y avait un producteur exécutif qui faisait aussi Office
d’assistant et qui jouait le concierge, un ingénieur du son, un assistant
chef opérateur et un homme à tout faire qui s’occupait des accessoires
aussi bien que du café ! Il n’était pas absolument nécessaire, mais ça
nous a aidés !
Avez-vous pensé interpréter de nouveau le personnage principal
comme dans vos deux premiers films ?
J’y ai pensé jusqu’à la veille du tournage. Je dois dire que dans les
bouts d’essai j’étais très bon, et dans la conversation avec son ex-femme
(huit pages de texte) j’étais même le meilleur ! Mais au dernier moment,
j’ai renoncé. C’est finalement Muzaffer Özdemir qui a joué le personnage
; et comme il n’était pas très à l’aise avec un dialogue abondant, j’ai
condensé ses paroles avec son ancienne épouse à un demi-feuillet.
Dans vos films, le style de jeu est très retenu, presque en sourdine,
à l’opposé de ce que l’on trouve au théâtre ; pourtant, vous faites appel
à des comédiens qui viennent des planches.
En Turquie, la plupart des acteurs de cinéma viennent du théâtre ; de
nombreux réalisateurs ne sont pas gênés par un style de jeu exagéré et
laissent les interprètes plus ou moins libres de faire ce qu’ils veulent.
Ce n’est pas mon cas. Pour Uzak, j’ai engagé trois comédiens professionnels,
le concierge, l’ex-femme et la maîtresse de Mahmut. Dans la scène avec
l’ancienne épouse, elle donnait l’impression de lire son texte. En rentrant
chez moi, j’ai regardé les rushes et cela ressemblait à une série télé.
J’ai demandé à Muzaffer et à l’actrice de ne pas venir travailler le jour
suivant et de répéter la scène. Je leur ai donné quelques conseils et
nous avons retourné la séquence. Je ne suis pas toujours très satisfait,
si bien que je peux préférer des non-professionnels. Comme Muzaffer, qui
jouait dans Kasaba le rôle du fou au début, puis dans Nuages de mai. C’est
quelqu’un de très timide qui a refusé de venir au festival de Cannes.
Mehmet Emin Toprak, son cousin dans le film et le mien dans la vie, s’est
tué en décembre dans un accident de voiture en revenant d’Ankara où il
avait reçu un prix pour son interprétation dans Uzak. C’était un amateur
qui jouait déjà dans Kasaba et dans Nuages de mai où il incarnait le garçon
qui travaille à l’usine et veut aller à la ville.
Les quatre personnages secondaires sont des femmes avec un statut
bien défini : la mère, l’ex-épouse, la maîtresse et la fille que Yusuf
suit. Etaient-elles présentes dans le projet du film ?
Je voulais montrer la distance qui sépare mon personnage du monde extérieur,
et ces femmes en faisaient partie. Montrer mon protagoniste dans ses rapports
avec les femmes donnait beaucoup d’informations sur lui aux spectateurs.
L’ex-épouse donne le sentiment de la perte, selon moi. C’est lui qui a
décidé de rompre car elle était enceinte au moment où il l’a quittée.
C’est votre propre femme qui a aménagé les décors.
Elle joue aussi la jeune fille que Yusuf suit dans la ville. Nous avons
tourné dans mon appartement, où je vivais seul à l’époque car nous n’étions
pas encore mariés. Elle a changé la place de quelques objets comme le
poste de télévision. Après l’avoir épousée, nous avons fait de plus grands
changements !
Votre protagoniste est à la fois attachant et déplaisant, très
dur avec son cousin à la fin.
La plupart d’entre nous sommes très égoïstes, mais nous voyons plus facilement
ce défaut chez les autres. Je retrouve ce trait de caractère en moi-même
; comme tout le monde j’arrive à le cacher. Uzak veut dire distant, lointain.
Cela le définit bien.
Le montage a-t-il été long ?
Je n’étais pas satisfait de celui de Nuages de mai que j’avais dû faire
en vingt jours. J’aurais pu couper vingt minutes. Celui d’Uzak m’a pris
trois mois, et j’ai pu ramener le film de trois heures (la longueur de
la première version) à deux heures. Il y avait un épisode que j’ai coupé
où ils découvraient le corps d’un professeur de français qui avait été
assassiné à l’étage au-dessus. Ils se sentaient mal ; pour se débarrasser
du cadavre, ils entreprenaient un voyage dans la neige et s’en trouvaient
comme purifiés. Puis ils revenaient à Istanbul et leurs rapports étaient
plus chaleureux. Il y avait encore des scènes autour de la sœur de Mahmut
et de son petit garçon. La fin était également différente. C’était le
jour de l’An, nous suivions Yusuf dans la foule qui faisait des achats
et sortait de la ville pour chercher du travail dans une mine. C’était
bien trop long, mais le temps dont je disposais m’a permis de condenser.
Au début, on est amoureux de tout ce qu’on a tourné ; avec le recul, on
a un œil plus critique et on peut faire des choix.
Quel rapport entretenez-vous avec le cinéma en tant que spectateur ?
Je n’aime plus autant aller au cinéma. Avant la télévision, c’était quelque
chose de magique. On apprenait comment se comporter, comment s’habiller
à partir des films. Tous les films, même les très mauvais, nous impressionnaient,
et on changeait notre façon de vivre. Depuis que la télévision est apparue,
notre environnement est surchargé de films. Cela n’affecte plus tant nos
vies. Je crois aussi que ce sentiment a trait à mon histoire personnelle.
J’ai vu beaucoup de films, je vieillis et mes sens perdent de leur contraste.
Néanmoins, il y a des réalisateurs dont j’aime le travail, comme Bruno
Dumont, le meilleur réalisateur français selon moi. Malgré cela, j’aime
le cinéma plus que tout. Avec ma femme, quand nous sortons, nous allons
au cinéma. Nous ne faisons rien d’autre. C’est toujours la meilleure des
activités pour moi, mais moins forte que par le passé.
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