nbc home  


Positif

 



Uzak - L’inapproprié

Alain Masson, Positif, No: 515 (France), Janvier 2004




Kasaba et Nuages de mai avaient marqué l’avènement d’un cinéaste exceptionnel, se distinguant par une maîtrise parfaite de l’image et un propos aux résonances profondes. En remportant le Grand Prix du jury au dernier festival de Cannes, Nuri Bilge Ceylan connaît aujourd’hui la consécration. Ironie du sort pour quelqu’un qui nous confiait, il y a peu, sa méfiance des récompenses. Mais l’ancien photographe turc n’est pas du genre à se laisser perturber par les honneurs : film après film, et en toute indépendance, il construit une œuvre singulière. Avec Uzak, Nuri Bilge Ceylan dresse le portrait le plus juste, à travers le personnage de Mahmut, de l’homme moderne urbain et solitaire ne sachant pas résister aux sirènes de la facilité et qui, faute d’idéaux forts, voit sa vie comme profondément inutile. Reflet certain de l’introspection du cinéaste qui, sous des airs blasés, cache, lui, une exigence personnelle des plus remarquables.

 

MAHMUT APPARTIENT À LA VILLE, Yusuf arrive de la campagne ; le premier vit en petit bourgeois, le second chôme ; l’un est artiste et cultivé, l’autre songe à devenir marin ; celui-là oublie sa mère, celui-ci par téléphone presse la sienne de se soigner ; l’Istanbuliote a une maîtresse qu’il n’aime pas, une ex-épouse qu’il aime encore, une souris qui le gêne, le nouveau venu n’a rien ni personne. Ils sont un peu cousins, ils ne fument pas les mêmes cigarettes. Ils vivent ensemble quelques jours, le moins fortuné en parasite indiscret avant de disparaître.

Uzak raconte-t-il rien de plus ? Si la durée de plans simplement posés, et souvent capables de constituer chacun une scène par lui-même, favorise les disparitions par effacement d’une silhouette à l’arrière-plan, fermeture d’une porte ou sortie du champ, et maintient l’incertitude sur l’objet narratif de ces images, la diversité des aspects ou des présences, des bruits, des détails inattendus suggère que le réel se dérobe au récit dans la mesure où il s’affirme seul, sans égards pour les souvenirs et les projets. Peu de dialogues. Beaucoup d’ellipses : la rupture de Mahmut avec sa maîtresse ; parce qu’il l’a rencontrée dans un café accompagnée d’un autre ? comment en être sûr ? Le fil est souvent trop ténu pour faire autorité.

Dès le début, la séquence ne se boucle qu’au terme de plusieurs digressions : Yusuf a demandé au concierge si Mahmut habitait là, s’il était chez lui, mais la sonnette fonctionne-t-elle ? après s’être acharné sur le bouton, le provincial se contente d’attendre son cousin dans la rue. Passe une jeune fille, passe un chat ; en s’appuyant sur une auto, le jeune homme déclenche le bruyant antivol. Et quand Mahmut revient à la nuit tombée, Yusuf n’est plus devant chez lui. Nommez les points significatifs de l’histoire. Contre tout calcul, le chat s’avère important : un miaulement fera se retourner Mahmut dans l’escalier, de manière qu’il aperçoive enfin Yusuf, affalé sur un bureau dans le hall ; mais c’est encore un chat qui contribuera à définir, plus tard, le dénouement et la morale de l’apologue de la souris. La passante aura aussi sa chance. La sonnette en panne, qui promettait, et le hurlement du signal, qui cause pourtant la hargne du propriétaire de la voiture, demeureront sans conséquence.

Il arrive que l’agencement des plans successifs ne spécifie guère, par cette sélection mutuelle qui ajuste d’ordinaire annonces et suites, les présences propres à maintenir un courant narratif. La réalité ne se constitue pas par nature en conteur, il est bon que les films n’ignorent pas toujours cette contumace. Ce n’est qu’au prix de longs détours que les choses pèsent ici leur poids décisif. Un navire couché dans la neige, des cigarettes que l’on juge trop âpres, voilà de quel ordre seront les présages. Aussi le montage joint-il moins des fragments de représentation que des grains de monde que traversent des apparitions diverses et qu’unissent entre eux une durée plane, un rythme peu marqué, un tempo lent. Ils se ressemblent et s’assemblent par défaut de détermination, en allégories indéchiffrables. Pour provoquer la contemplation sans doute moins que pour combattre l’illusion de l’approprié.

Nuages de mai (Mayis sikintisi, 2000) insistait sur l’illégitimité de la propriété cadastrale et, plus longuement, sur l’inachèvement de la saisie filmique. Le photographe d’Uzak réussit parfaitement ses clichés pour catalogue, c’est ainsi qu’en juge un commanditaire pointilleux et taciturne, mais il renonce à prendre la vue du paysage bucolique dont il a pourtant dit à Yusuf que c’était la photo idéale. Il faut, il suffit qu’un œuf roule hors du cadrage fixé par avance pour qu’il s’avise, en un moment de désarroi que son visiteur partage, de ce que signifie la perte. L’œuf jouait déjà un rôle explicite dans l’insaisissable de Nuages de mai, sa fuite résume ici la fatuité du projet de maîtrise, la vanité de la saisie appropriée à ses fins commerciales. Cet instant de sympathie où, dans le couloir, une larme coule sur la joue de Yusuf est la rencontre la plus profonde ; elle exprime le sentiment commun d’éprouver le défaut par lequel l’objet se dérobe au désir. C’est une révélation. Un autre moment privilégié, silencieux et oisif, s’offre lorsque l’un et l’autre regardent, avec une patiente indifférence, les dos se courber dans une mosquée pour la prière, sans songer un instant à y participer. L’entente s’attache à l’abstention. Mahmut a perdu sa femme, empêché sa descendance, prostitué son art, précisément parce qu’il s’est entiché d’un bon usage ; Yusuf découvre à son tour que la ville, les bateaux, les filles ne sont pas faits pour lui. Renoncer à l’appropriation, accepter que les choses soient, sans destination particulière, sans prise de possession, laisser être l’indéterminé, c’est le pas qu’il leur reste à faire.

Mais, si Mahmut a renoncé à apprivoiser la diversité du monde, s’il se borne à des angles calculés, à des vues déshumanisées de surfaces lisses, sous une lumière crue, le film réussit ce que son héros ne tente pas : appeler une incompréhension attentive et de plein consentement sur l’inapproprié ; il n’est pas un cadrage qui paraisse appliqué, la beauté, dirait-on, vient doucement des choses, sans contrainte, au hasard. Parmi les procédés qui expliquent cette réussite, l’économie des angles : le personnage immobile au premier plan devant un fond plus attrayant, cette visée qui justifie le titre revient – dans les cafés, les intérieurs, les promenades, les filatures, même composition comme par facilité.

Mais cet éloignement domine aussi l’action ; tous les personnages se prêtent, sans y penser, à un jeu de cache-cache, par deux : l’un se dissimule à l’autre ou le guette sans que le second le sache. Ce rapport spatial épuise les relations humaines : en vient à bout et en résume l’inachèvement. Le chasseur n’aura même pas le courage de tuer la souris qu’il traquait obstinément.

Entre la démission de Mahmut ou le renoncement de Yusuf et la peinture ouverte du monde, la complicité le dispute à l’opposition : si les héros s’égarent par vanité, leur découragement libère notre vision. Le traitement de l’espace contribue donc à matérialiser cette solitude que Mahmut construit autour de lui de manière méthodique et non délibérée. Peut-être Yusuf, spontané, sincère, était-il sa chance ultime ; il la gâche en imposant ses manies, en l’accusant de vol, en posant hypocritement à l’homme décent. Encore le goût de l’approprié.

Peut-être une différence peut-elle résumer toute l’œuvre : elle sépare la bande-son du premier plan et celle du dernier. Là : à la scansion du bruit des pas d’un homme dans la neige, crissement et murmure continuels, se superposent épisodiquement d’autres rythmes, aboiements, pépiements, gazouillements et même, tandis que le champ devient désert, le panoramique laissant échapper le personnage, un ronronnement de moteur qui n’est pas celui de l’autobus qui surgit plus tard et attire Yusuf dans le cadre, comme porteur de cette profusion d’une complexité insignifiante ; à la fin au contraire, un bruissement fourmillant et ininterrompu, dont les criailleries des mouettes condensent l’inharmonie, assiège Mahmut en plan serré. C’est par un excès de présence que le monde se venge de son délaissement.