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Il
y a quelques mois, son patronyme était inconnu. Aujourd’hui, le Turc Nuri
Bilge Ceylan compte de nombreux admirateurs extatiques. Son troisième
film, “Uzak”, Justifie le Dithyrambe.
MAI 2030. CANNES.
Dans la morosité ambiante, le festivalier se désespère de découvrir un
nouveau metteur en scène susceptible de secouer les palmiers de la Croisette
et, surtout, ceux de la planète cinéma. Un an auparavant, au même endroit,
le Palestinien Elia Suleiman avait rappelé que c’est souvent à Cannes
que des créateurs venus de contrées méconnues de la cinéphilie révèlent
leurs aptitudes à inventer du neuf et du beau. Malgré le niveau moyen,
très moyen, de l’édition 2003, un réalisateur sort du lot. Son nom: Nuri
Bilge Ceylan. Sa nationalité: turque. Son film: Uzak. Une œuvre intimiste
et austère autour de deux personnages fâchés avec le monde. L’un, Mahmut,
vaguement intello, vit à Istanbul, exerce le métier de photographe et
semble tiraillé entre son idéal artistique et son quotidien tristounet.
L’autre, Yusuf, quitte sa province natale et s’installe, a priori provisoirement,
dans la demeure du premier. Mais le provisoire s’éternise. Pour parler
clair, Yusuf s’incruste, et les modes de vie respectifs des deux hommes
donnent lieu à de multiples incompréhensions, tracasseries, crises relationnelles…
À première vue, l’argument scénaristique ne se distingue guère par son
originalité. Alors, Nuri Bilge Ceylan, un Francis Veber venu des rives
du Bosphore? Pas vraiment. Entouré de comédiens pour la plupart amateurs,
fort d’un budget en forme de peau de chagrin, le cinéaste sonde les tourments
de ses personnages avec un œil contemplatif et de longs plans-séquences
qui ne renvoient nullement à la grammaire usuelle du spectacle. Ne pas
en conclure que l’art de Ceylan rime avec chiant. Si les influences de
Nuri, assumées par lui-même, se nomment Bergman, Antonioni, Bresson et
Tarkovski, son cinéma fuit la pose et l’intellectualisme. Sensoriel et
esthétique, Uzak entremêle les scènes tristes et cocasses avec un art
délicat de la suggestion. Le jury du festival, Patrice Chéreau en tête,
ne s’y trompe pas. Et, à l’heure du palmarès, décerne au film une paire
de récompenses majeures: le grand prix et le prix d’interprétation pour
les deux acteurs, (dont l’un est décédé juste après le tournage). Soit
une première dans l’histoire du festival.
Plébiscité jusqu’alors par une poignée de spécialistes (ses deux films
précédents, Kasaba et Nuages de mai, avaient déjà dévoilé de singulières
qualités), Nuri Bilge Ceylan, grâce à Cannes, accède d’un coup à la notoriété
internationale. Cela ne change rien à sa façon d’envisager le monde. Et
donc le cinéma. «Mes films entretiennent des rapports intimes avec mon
expérience, explique-t-il. Ils ne sont pas autobiographiques au sens littéral
du terme. Mais ils renvoient à des sensations et des sentiments qui sont
ancrés en moi. Uzak est un film sombre. Pourtant, une forme d’humour le
traverse. Cela correspond à ma vision de la vie. Même au fond du gouffre,
même au plus profond de l’ennui, il existe toujours quelque chose qui
relève du dérisoire, de l’absurde.»
(GROSSE) TÊTE DE TURC
Lui-même photographe avant de devenir cinéaste, Nuri Bilge Ceylan, 44
ans, bâtit sa filmographie en parfait self-made-man. Non content de signer
la mise en scène, l’homme est également opérateur, décorateur et producteur
de ses fictions! Dans Uzak, en revanche, à l’inverse de ce qui s’est produit
dans ses deux premiers longs, l’homme ne joue pas… Fidèle à sa démarche,
il engage toutefois des proches pour interpréter les personnages de ses
films: «Les deux acteurs principaux sont un vieil ami et un cousin, explique
le cinéaste. Les amateurs ne sont pas forcément talentueux, mais je n’aime
pas le jeu des professionnels. Ils sont dans la posture, la représentation.
Sur mes tournages, tout est écrit, mais tout reste ouvert. Je laisse la
possibilité aux acteurs d’inventer. S’ils n’y parviennent pas, j’en reviens
à mes dialogues. En quelque sorte, ils me servent de sécurité.»
Le résultat stimule autant l’œil que l’esprit. À l’écart des modes et
des tendances (celles du divertissement comme celles de l’auteurisme),
Nuri Bilge Ceylan suit sa voie, impérieuse et nécessaire. «Quand, à l’âge
de 16 ans, j’ai découvert Le Silence, de Bergman, j’ai été bouleversé,
se souvient-il. J’avais impression de me réveiller d’un long sommeil.
Confusément, je comprenais que le cinéma pouvait traduire une vision du
monde. Rendre compte de la complexité de l’âme.»
Le Silence? L’un des films préférés d’un certain… Patrice Chéreau. À l’instar
de ses collègues membres du jury, le réalisateur d’Intimité a été impressionné,
en mai dernier, par la maîtrise formelle et la sensibilité écorchée d’Uzak.
On le sait aujourd’hui, le film est passé à un demi-doigt de la palme
d’or… Mais peu importent les breloques festivalières. L’exigeante beauté
d’Uzak imprègne désormais les écrans hivernaux. La découverte s’impose.
Critique :
SI
VOUS AIMEZ LA CONTEMPLATION RICHE
Chez moi n’est pas chez toi. Un photographe solitaire
et mélancolique accueille dans son appartement d’Istanbul un cousin venu
de province. Ce dernier est censé chercher du boulot et quitter rapidement
les lieux. Pourtant, il s’installe. Entre les deux hommes naît une curieuse
relation, faite de conflits larvés, de frustrations réciproques, de douleurs
muettes.
Chez moi n’est pas chez moi. Dès les premières images,
Nuri Bilge Ceylan, homme à tout faire de son propre film (il en est le
scénariste, le réalisateur, l’opérateur et le producteur), annonce la
couleur formelle. Plans-séquences enregistrant un spectacle urbain qui
n’a rien de spectaculaire, dialogues réduits à leur plus simple expression,
laconisme du jeu des comédiens (pour la plupart amateurs), l’art d’Uzak
– autant l’annoncer illico – ne rime pas avec gaudriole hystérique et
éclats pétaradants. Nuri Bilge Ceylan, révélation majeure du festival
de Cannes 2003, ignore les règles usuelles du récit et privilégie la notation,
le détail, la sensation.
Progressivement, Uzak dévoile sa densité existentielle. La solitude intérieure,
la douleur de l’exil, le sentiment inexorable de perte, les relations
amoureuses qui s’effilochent, l’incommunicabilité, le film traite ses
« grands » thèmes avec une économie de moyens dont seuls sont capables
les cinéastes génialement elliptiques (Ozu, Antonioni). Nuri, dans les
marges, sait dénicher la drôlerie. Ainsi les conflits récurrents des deux
protagonistes avec les souris sournoises qui errent dans l’appartement.
Reflet sarcastique et dérisoire de la poisse qui engourdit leur cœur.
Dans Uzak, l’humour est définitivement la politesse du désespoir. Dans
un tel contexte, on vantera la politesse.
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