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ÉCRIRE
LA DISTANCE, ÉCRIRE UZAK
François-Guillaume Lorrain, Synopsis, n° 29 (France),
Janvier-Février 2004
À notre avis - Uzak
Un quadragénaire, qui a raté sa vie, Mahmout, voit débarquer chez
lui son jeune cousin, Yusuf, qui voudrait la réussir. Le premier est de
la ville, le second de la campagne. Ces deux solitudes, l’une désabusée,
l’autre timide, vont s’éviter, se frôler, se heurter, amplifiées par l’anonymat
d’une ville froide et moderne, Istanbul en hiver. Cela pourrait être didactique,
compassé ou misérabiliste – Nuri Bilge Ceylan, qui finance lui-même ses
films, a tourné dans son propre appartement avec une majorité d’acteurs
amateurs -, mais la rigueur et l’humanité du cinéaste transforment chaque
scène en un précipité de cruauté et de cocasserie. Découvert en France
en 2001 avec Nuages de mai – le second volet d’une trilogie entamée avec
Kasaba et qui s’achève avec Uzak -, Nuri Bilge Ceylan, âgé de quarante-quatre
ans, peut espérer désormais qu’avec un grand prix à Cannes (l’équivalent
d’une Palme d’or bis) et un double prix d’interprétation masculine (hélas,
le jeune Mehmet Toprak, qui interprète Yusuf, est mort accidentellement
après le tournage) la Turquie lui accordera quelques subsides. Mais qu’il
n’y perde pas son âme.!
Uzak, ça veut dire « lointain » en turc, un mot rendu inoubliable par
Nuri Bilge Ceylan. Rarement un titre aura si bien résumé un film. Le lointain,
la distance. Entre Yusuf, homme des champs, et Mahmout, cousin des villes
chez qui celui-là débarque pour trouver du travail. Distance aussi de
Yusuf face à une ville et à une vie nouvelles et inaccessibles. Distance
enfin d’un Mahmout avec une existence dont il n’attend plus rien. Tout
est distance dans ce film pourtant loin d’être distant. Leçon de scénario
critique à travers deux personnages.
Mahmout, un mort-vivant
Le cinéma est l’art du mouvement et de la vie. Il est donc passionnant
de montrer un personnage figé, coupé du monde, en rade, sur le flanc,
comme un navire rouillé. Mahmout est assis, en très gros plan, avec en
fond flou sa maîtresse qui se déshabille. Car Mahmout est un assis : devant
sa télé, sur un lit devant la fenêtre, à une table de café au bord du
Bosphore, dans un bar devant sa bière, à son bureau, jusqu’à ce dernier
plan du film où il fume, seul, sur un banc, devant la mer. Nuri Bilge
Ceylan zoome alors sur son visage ravagé, celui de l’acteur Muzaffer Özdemir,
sorte de Harry Dean Stanton turc. Le cinéaste a choisi : un personnage
loin de tout, il faut le filmer de très près.
Distant, Mahmout l’est en effet. Avec sa maîtresse d’abord : l’étreinte
initiale est escamotée, aucune parole n’est échangée ni aucun regard.
Lors de la scène suivante, sa maîtresse sort dans la rue, il fait nuit,
elle est observée par un homme, comme pour souligner l’absence précédente
de regard de Mahmout ? La croisant plus tard avec son mari dans un restaurant,
il échange avec elle des regards, mais aucune parole. Mahmout ne répond
pas à sa mère qui laisse un message sur le répondeur. Lorsque celle-ci
est à l’hôpital, il dort sur un lit, près d’elle ; il dort mais ne veille
pas. Sa mère est ensuite recueillie chez sa sœur : il les accompagne,
mais reste silencieux, referme la porte de la chambre où dort sa mère,
passe devant la cuisine où sa sœur nourrit son enfant, regarde Fashion
TV, sort fumer sur le balcon en rabattant la porte. Mahmout ne cesse d’ailleurs
de fermer des portes, en particulier chez lui, établissant ainsi une distance
avec son cousin.
Mahmout entretient la même distance avec son passé. Lors d’une réunion
avec des amis, on apprend que ce photographe publicitaire rêvait jadis
de faire des films comme ceux de Tarkovski. Mais il change de sujet de
conversation : « Où sont les filles ? », demande-t-il. À présent, il en
est réduit à « mater » les films de Tarkovski à la télé, affalé dans un
fauteuil. D’ailleurs, il finit par substituer au Tarkovski une cassette
porno. On devine aux photos accrochées dans son appartement, figées dans
leurs cadres, que cet homme n’a pas toujours été absent.
Enfin, la traversée d’un village d’Anatolie le réveille. Un sursaut, une
rémission. La lumière est belle, le paysage simple, émouvant ; Mahmout
suggère à son cousin d’installer son appareil photo. Mais si l’œil réagit
encore, le cœur n’y est plus, et, cramponné à son volant, il lance un
« Pourquoi s’emmerder ? », avant d’accélérer. Pour lui, la photo est alimentaire
: une des premières scènes montre du reste cinq rouleaux balancés sur
sa table de cuisine, qu’il dévisage d’un œil vide, tout en se bâfrant.
De même, la réunion avec son patron examinant son travail est silencieuse.
Sans commentaires. Mahmout, indifférent, feuillette un magazine. Que voit-on
d’ailleurs lorsqu’il travaille ? Il se contente d’appuyer sur le flash.
Que photographie-t-il ? Des plaques de marbre et des natures mortes, très
mortes.
Ce passé est également perdu dans sa vie sentimentale. Une longue scène
avec son ex-femme, qui s’en va recommencer sa vie au Canada, le montre
responsable d’un avortement. Durant cette scène d’adieu, il ne prononce
pas un mot, n’est cadré qu’au dernier moment, en champ contre-champ. La
rupture est consommée. Il vient épier son ex-épouse une dernière fois
à l’aéroport, le jour de son départ. Il s’assied, se perd parmi des colonnes
de miroirs, puis se blottit dans un angle. Elle croit l’apercevoir, comme
on aperçoit un fantôme. Nuri Bilge Ceylan filme un personnage qui s’estompe,
puis disparaît. Mahmout a pourtant une envie : attraper la souris qui
grignote dans sa cuisine. Il est d’ailleurs très fier de sa bande adhésive
antisouris. Hélas pour lui, il se prendre à son piège : manière cruelle
et burlesque pour Nuri Bilge Ceylan de résumer un personnage coincé dans
sa vie.
Yusuf : au loin s’en
vont les nuages
Là encore, le premier plan du film définit le personnage. Yusuf traverse
un champ enneigé en avançant vers nous. Cela prend du temps, mais Yusuf,
lui, est en mouvement. En devenir aussi : il termine la séquence en gros
plan devant la caméra.
Yusuf qui débarque à Istanbul, Nuri Bilge Ceylan ne cesse de le « décevoir
». Avec les femmes d’abord. Première gifle : Yusuf, affublé de lunettes
noires et d’un blouson de cuir, mate, appuyé sur une voiture, devant une
fille seule dans la rue. Abordable ? Celle-ci, en fait, attend sa mère,
l’alarme de la voiture se met à hurler. La fille passe devant Yusuf, ridiculisé.
Nuri Bilge Ceylan agite sous son nez des hameçons qu’il lui retire ensuite
: la même fille qu’il retrouve et qu’il suit, puis une autre qu’il file
dans un centre commercial. À chaque fois, au moment où il va franchir
le pas, un événement inattendu éloigne l’objet de son désir.
Nuri Bilge Ceylan travaille sur le rythme, parfois burlesque, soulignant
de manière cruelle la solitude et l’errance de Yusuf. Celui-ci, qui cherche
du travail, descend vers le port en traversant un parc. C’est son premier
contact avec la ville : il est médusé. Il s’arrête, contemple autour de
lui ces couples d’amoureux qui jouent, s’embrassent, cette fille ou ce
navire qui passent. La ville existe sans lui, comme un fantôme transparent.
Pour mieux exister, Yusuf se met à courir : mais il est seul cette fois
dans un parc qui aboutit à une coque de navire renversée dans les eaux
du port. Une ancre, ressemblant à une coque de navire renversée dans les
eaux du port. Une ancre, ressemblant à un gibet, occupe le premier plan
d’une scène fantastique où Yusuf est vivant alors que tout autour de lui
est mort, silencieux. Ce n’est d’ailleurs pas dans cette partie de la
ville qu’on cherche du travail.
La dernière scène se passe le soir. Yusuf erre. Ses démarches pour obtenir
un emploi ont échoué. La ville n’en est que plus fantomatique, inaccessible,
aux antipodes de l’Istanbul touristique. Il fait nuit, Yusuf fume au premier
plan et, derrière lui, des silhouettes sombres, anonymes, à la James Ensor,
filent dans la rue. La Turquie est désormais un pays moderne, occidentalisé,
autrement dit froid et indifférent.
Mahmout,
Yusuf : des cousins lointains
La distance entre deux êtres, l’incommunicabilité, est un thème qui fascine
Nuri Bilge Ceylan. Le premier contact entre Mahmout et Yusuf est raté
: celui-là oublie l’arrivée du celui-ci. Mahmout passe même devant Yusuf
endormi dans le hall de son immeuble sans le remarquer. Aucun souvenir
commun : seul Yusuf aborde la situation de son village. Mahmout a honte
de cette pièce rapportée : au téléphone, il évoque « quelqu’un de mon
ancien village ». Tout les sépare, l’âge, les habits, la culture. Mahmout
s’est enfoncé égoïstement dans le confort.
L’arrivée de Yusuf est une intrusion – Mahmout éteint les lumières que
son cousin allume – et une invasion adorante – Mahmout n’aura de cesse
de flanquer dans une armoire les chaussures de Yusuf. D’ailleurs, lorsque
Yusuf quitte l’appartement, sans prévenir, Mahmout s’en aperçoit en reniflant
les lieux. L’essentiel de son discours envers Yusuf consiste à édicter
des limites régulant la cohabitation : ne fumer que dans la cuisine, utiliser
tel WC et, bien sûr, faire attention à la bande adhésive antisouris. Il
le décourage aussi dans sa recherche de travail, le traite de rêveur,
avant de le qualifier de parasite.
Au-delá de ces scènes dialoguées, Nuri Bilge Ceylan filme toujours ses
deux personnages en décalage physique et spatial. Lorsqu’ils sont réunis,
ils ne font jamais la même chose. Ou bien l’un est debout pendant que
l’autre est assis ; l’un est visible, l’autre pas ; l’un regarde l’autre,
mais l’inverse n’est pas vrai. Ou bien encore une séparation (porte ou
fenêtre fermées) ou le départ de l’un viennent mettre fin à leur « coprésence
».
Bref, Nuri Bilge Ceylan ne cesse d’inventer ces petits détails de cinéma
qui placent les deux protagonistes à « distance » constante l’un par rapport
à l’autre. Pour toutes ces raisons, Uzak est un film qu’il faut voir et
revoir.
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