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Telerama

Uzak

Aurélien Ferenczi, Télérama n° 2818 (France), 17 janvier 2004




Retour en force du cinéma turc : Nuri Bilge Ceylan, primé à Cannes, a le sens du détail insolite et le désespoir radieux.


Un gag récurrent éclaire Uzak. Ou plutôt une idée burlesque, « tatiesque ». De loin en loin, le personnage principal traque une souris qui a élu domicile dans la cuisine de son appartement d'Istanbul. Au seuil de la pièce, il a disposé une large bande collante, sorte de papier tue-rats extrafort. Il finira par y mettre lui-même le pied : l'incident a lieu hors champ, ce qui en accentue le comique. Plus tard, quand le rongeur pris au piège réveillera la maisonnée d'un insupportable couinement un « sqouiiik » à fendre l'âme , on découvrira la plus inoffensive, la plus mal en point des souris domestiques.

Les vaines gesticulations de ce minirongeur évoquent les mouvements - physiques ou mentaux - des personnages d'Uzak. Une certaine façon de faire du surplace, dans la tête et dans le coeur, qui peut se résumer ainsi : nous sommes tous des souris malingres, les pattes prises dans la glu ; celle-ci entrave nos mouvements, annihile nos rêves. Uzak, on l'aura deviné, n'est pas tout à fait une comédie. Plutôt une peinture assez désespérée des aliénations modernes. Mais porteuse d'un vrai miracle de cinéma : dans le moment même où il s'exprime, ce pessimisme en marche est contredit par l'intelligence acérée de Nuri Bilge Ceylan, cinéaste turc, qui signe ici son troisième film, par le brio de sa mise en scène, à la fois précise et feutrée, par son goût du détail insolite, traqué avec une ironie discrète. Un film triste qui rend heureux, une oeuvre au désespoir radieux, joyeusement communicatif...

Sourire en coin plus que larme à l'oeil, on suit donc les médiocres aventures d'un rongeur des villes, Mahmut, rejoint par son lointain cousin, Yussuf, rongeur des champs. Ce dernier a quitté son village natal où sévit la crise économique, et un plan, celui qui ouvre le film, a suffi pour montrer ce que le personnage perd une sublime vallée enneigée, illuminée par le soleil du matin et ce que le spectateur gagne : une oeuvre touchée par la grâce, à la fois contemplative et captivante, qui trouve immédiatement le tempo juste.

Plus tard, Yussuf regardera la neige tomber sur la grand-ville : celle-ci représente, bien sûr, la glaciation des coeurs dont les personnages sont victimes. Mais pas seulement, et c'est toute la force de Nuri Bilge Ceylan. La dimension symbolique des paysages n'occulte jamais leur aspect strictement concret. La chute des flocons au rythme même du récit , le regard émerveillé de Yussuf, l'agacement de Mahmut, aussi.

Car entre les deux cousins, la cohabitation est difficile. Dans le personnage de Mahmut, Nuri Bilge Ceylan a mis sans doute un peu de lui-même et pas mal de nous. Son personnage a abandonné ses rêves : il se voyait cinéaste, disciple de Tarkovski, le voilà photographe pour une entreprise de carrelages. Son ex-femme lui annonce son départ pour le Canada, mais on sent qu'entre eux, la rupture ne s'est pas faite sans regret...

Il suffirait de pas grand-chose pour que Mahmut fasse le geste qui, peut-être, ressusciterait un amour passé. Il suffirait de pas grand-chose, non plus, pour qu'il la prenne, cette photo parfaite - lumière idéale sur un paysage de campagne sidérant -, celle qui le laverait de ses natures mortes pour cuisine et salle de bains. C'est trop, à chaque fois, pour le quadra fatigué qui hiberne dans son chez-lui, se bâtit un confort minimal où se mêlent étreintes amoureuses fugaces, Internet, télé, quelques vieux copains... Yussuf, le campagnard sans manières, pourrait être celui qui aiderait Mahmut à se rouvrir aux autres. Encore faudrait-il que ces deux-là, qui n'ont pas grand-chose en commun, cessent de se tourner autour, de s'ignorer, de se rater.

Impression rare de deux êtres de fiction qui portent en eux toutes nos contradictions : le regret de tout ce qu'on abandonne en avançant dans la vie, les concessions trop vite acceptées, les proches oubliés, l'égoïsme qui, peu à peu, triomphe. Les acteurs ne sont pas pour rien dans la réussite de ce film subtil. Muzaffer Özdemir, visage de musaraigne, Mehmet Emin Toprak (décédé depuis le tournage), tête de gros nounours maladroit, ces deux « animaux »-là ont été justement récompensés à Cannes (comme le film, qui a reçu le Grand Prix du Jury). En turc, Uzak signifie lointain. Grands sont la distance entre les êtres, l'écart entre les rêves et la vie comme elle va, c'est-à-dire couci-couça, sur le Bosphore comme ailleurs. Incroyablement proches sont les héros de Uzak, nos amis, nos frères.