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Photo: Denis Dailleux

 

Istanbul blues

Louis Guichard (envoyé spécial à Istanbul), Télérama n°2818 (France), 17 janvier 2004



Grand Prix du jury à Cannes, le Turc Nuri Bilge Ceylan impose son style, entre inquiétude existentielle et humanisme chaleureux. Découverte d'un cinéaste majeur.


Istanbul est encore sonnée par la rafale d'attentats de novembre dernier, vidée de ses touristes. Nuri Bilge Ceylan vit à moins d'un kilomètre des deux principaux lieux frappés, dans le vieux quartier du Taksim, sur la côte européenne. Lorsque la bombe visant le consulat britannique a explosé, il se trouvait dans un café à proximité : « Toutes les vitres de la rue ont volé en éclats. Mais le terrorisme, on connaît, il y a eu beaucoup d'attentats dans les années 70. Aujourd'hui, Istanbul est une ville sûre », répète-t-il comme pour s'en convaincre. Avec ses chaussures de montagne, sa doudoune à capuche et sa force tranquille, il fait un fier éclaireur dans ces ruelles en pente raide, transformées en rivières par un déluge ininterrompu.

Nuri Bilge Ceylan n'est vraiment à son aise qu'en Turquie. En recevant à Cannes le Grand Prix du jury pour Uzak (en plus d'un double Prix d'interprétation masculine pour ses acteurs), il a rendu hommage à un compatriote illustre, le cinéaste Yilmaz Güney. Ce dernier avait payé cher son opposition au régime militaire des années 70 et ses idées progressistes : séjour en prison, puis exil en France. Nuri Bilge Ceylan a rappelé que Güney n'avait jamais pu rapporter sa Palme d'or (pour Yol, en 1982) chez lui, et qu'il était mort sans revoir son pays. Implicitement, Ceylan suggérait aussi ce soir-là qu'il était le premier réalisateur turc internationalement reconnu, après vingt ans de black-out.

De fait, son émergence est l'un de ces signaux encourageants que la planète cinéma continue d'émettre, même quand les temps sont durs. Au même titre que la nouvelle vague argentine depuis deux ans... Pour l'instant, Nuri Bilge Ceylan, 44 ans, est une vague à lui seul. Il a réussi cette manière d'exploit : accéder à la cour des grands en trois longs métrages financés par lui seul et réalisés avec une équipe technique de cinq personnes au plus.

Quand, après une longue vadrouille dans la tempête, il nous ouvre la porte de son vieil appartement avec vue sur le Bosphore, il ouvre aussi celle de son film. C'est là qu'ont été tournés presque tous les intérieurs d'Uzak. Il s'excuse d'avoir bougé quelques meubles depuis. Et prend aussi la peine de vous rassurer : « Non ce n'est pas comme dans le film : on n'est pas obligé d'enlever ses chaussures ni d'aller fumer dans la cuisine. » Mais si, c'est comme dans le film : même lumière hivernale, même silence cotonneux, régulièrement entamé par les aboiements des chiens errants au loin, même lent égrènement des minutes, que le cinéaste ne cherche pas spécialement à remplir. La parole n'est pas son langage, ses films sont presque muets.

Les trop rares spectateurs de Nuages de mai (sorti en France en mars 2001), deuxième long métrage de Nuri Bilge Ceylan, savent à quel genre de miracle la dilatation du temps peut conduire sous son regard. Et comment il sait rendre métaphysiques aussi bien un rai de lumière à travers les branches qu'un pansement au doigt d'une vieille dame endormie. Tourné dans la campagne où Ceylan a grandi, près de la mer Egée, Nuages de mai est un film-répit, sensuel et nonchalant, un antidote à la fuite des choses, des instants et des êtres. Le principe rappelle certains films de l'Iranien Kiarostami (un maître avoué) et son goût pour la mise en abyme : l'histoire est celle d'un réalisateur revenu d'Istanbul pour filmer ses parents, plutôt récalcitrants. Or cette semi-fiction que le personnage essaie de tourner avec eux, c'est peu ou prou Kasaba, premier long métrage de Ceylan (inédit en France). Dans les deux cas, les parents sont « joués » par les propres parents du cinéaste...

Aujourd'hui, Uzak prolonge ce jeu subtil avec l'autobiographie. On retrouve pratiquement le même personnage central, mais saisi dans la froideur de la vie urbaine : un photographe solitaire, frustré dans ses ambitions artistiques et replié sur un confort matériel qu'il mégote à son cousin de la campagne, venu chercher du travail en ville. L'huile de la fiction et l'eau de la réalité s'y mélangent jusqu'à l'émulsion parfaite. L'acteur principal est le même que dans Nuages de mai : Muzzafer Ozdemir, « grand paresseux, grand timide » vivant à Ankara, alter ego que Nuri Bilge Ceylan s'est trouvé jadis pendant son service militaire dans cette ville. Quant au cousin, lui aussi présent dans Nuages de mai, c'est le propre cousin campagnard de Ceylan, mort dans un accident de voiture au printemps 2003, quelques semaines après le tournage.

A travers ces deux figures, le citadin d'adoption rattrapé par le doute et le rural velléitaire, incapable de s'insérer, c'est la propre histoire de Nuri Bilge Ceylan qui se lit en pointillé. Pendant près de vingt ans, il s'est demandé comment vivre et quoi faire de son temps. S'il voulait rester (ou retourner) au village pour faire des ronds dans l'eau ou bien chercher encore sa place et son « objet ». Il aurait pu consumer toute sa vie dans cet intime débat existentiel, comme un personnage de Tchekhov, auquel ses films font irrésistiblement penser.

A 16 ans, un double déclic se produit : la découverte du Silence de Bergman le bouleverse et il se met à la photo, attiré par « le mystère de la chambre noire ». Comme ses copains de lycée, il se retrouve dans une école scientifique : « Dès le premier jour, j'ai su que je ne serais jamais ingénieur, mais j'ai continué, faute d'alternative. » Ses photos en noir et blanc, très stylisées et un peu scolaires, lui offrent l'opportunité d'exposer et de publier un recueil. Sans plus. Et malgré le diplôme d'ingénieur, le gouffre s'ouvre de nouveau. Il s'enfuit à Londres en stop, devient barman, cinéphage compulsif et solitaire : « Quand vous voyez les films seul, ils vous atteignent beaucoup plus. »

Un sentiment d'impasse l'expédie ensuite dans les montagnes népalaises, « en quête de réponses », avant un retour à la case départ. Le service militaire est une délivrance : « J'étais débarrassé d'avoir à choisir, à décider. » Le cinéma le taraude de plus en plus (Ozu, Antonioni, Tarkovski), mais toujours comme un fantasme hors de sa portée, malgré une tentative de formation dans une école spécialisée d'Istanbul : « Les gens de cinéma aiment faire croire qu'il est très difficile d'en faire, pour entretenir le mythe. » Finalement, il devient le photographe attitré, et écrasé d'ennui, d'une fabrique de carrelages d'Istanbul, exactement comme le personnage d'Uzak. Et cela dure une décennie.

A 36 ans, l'âge où beaucoup prennent leur parti d'une erreur d'aiguillage, il ose finalement s'acheter une caméra 35 mm d'occasion et réalise un court métrage noir et blanc sans paroles, Kosa, en filmant ses parents aux prises avec les éléments naturels. Sans jamais avoir été assistant ni fréquenté le petit milieu du cinéma turc (dix à quinze films par an), il s'invente ses propres règles : ne dépendre de personne, prendre tout son temps, financer chaque nouveau film avec l'argent, même dérisoire, rapporté par le précédent, ne travailler qu'avec des proches, miser sur l'improvisation, fabriquer soi-même ses affiches, etc. Remarqués au festival de Berlin, Kasaba et Nuages de mai sont vus chacun par près de vingt mille spectateurs à Istanbul : « C'est à la fois très peu et suffisant pour continuer. »

Le score a été triplé par Uzak, auréolé de ses médailles cannoises et de celles glanées dans plus de trente festivals depuis. A présent, les journalistes et producteurs turcs s'intéressent à Nuri Bilge Ceylan. Les producteurs français aussi. Lui hésite encore à changer d'échelle et ressasse sa hantise des commanditaires, même si son nouveau projet, un road-movie à travers la Turquie, nécessite davantage de moyens que les précédents. Il traîne toujours dans les cafés avec son meilleur ami Zeki Demirkubuz, lui aussi réalisateur (inconnu en France, malgré une sélection pour « Un certain regard » à Cannes 2002). Il hante les cinémas d'Istanbul, écrit la nuit, songe à transformer l'appartement d'Uzak en bureau à part entière. La reconnaissance ne l'a-t-elle pas guéri de son blues existentiel, et partant, privé de sa source d'inspiration ? Sourire mélancolique : « Pour l'instant, je ne ressens aucun changement. En revanche, je m'attends à en éprouver davantage dans quelques mois, avec la naissance de mon premier enfant... »